PAROLES DE PRÉSIDENTS...

 

À l'occasion du 30ème anniversaire de la fondation de l'EPI et de la publication du numéro 100 de la revue de l'association, nous avons demandé aux ex-présidents s'ils accepteraient d'écrire quelques lignes, de témoigner. Ils ont tous répondu favorablement ce qui ne nous étonne pas car toujours proches de l'EPI, encore en activité ou goûtant une retraite bien méritée, ils ont gardé leur âme de militant et savent être disponibles quand c'est nécessaire.

Qu'ils soient ici remerciés pour leur engagement, leur dévouement, leur fidélité à l'EPI et cédons-leur la parole.

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Pierre MULLER
Président de l'EPI de 1971 à 1979,
Président d'honneur.

Quand c'est fini... ça recommence

Quoique j'aie pris maintenant beaucoup de recul par rapport aux opérations informatiques de grande envergure lancées périodiquement par le ministère, je ne veux pas me dérober à la demande qui m'a été faite d'écrire quelques lignes pour ce numéro. Je me contenterai, à la lumière des dernières informations dont j'ai eu connaissance, de formuler à la fois une crainte et un espoir.

Chaque fois qu'un nouveau ministre de l'Éducation nationale est nommé, il veut s'illustrer par des réformes et le domaine des nouvelles technologies se prête merveilleusement à des annonces médiatiques promises à un grand retentissement. Ce phénomène a été accentué à partir de 1997 avec la création d'un site internet du ministère et la multiplication des communiqués, projets et discours concernant les nouvelles technologies [1]. Parmi ces textes, le dernier en date concerne la possibilité donnée "à tous les élèves de France de disposer d'une adresse électronique gratuite, personnelle et permanente" [2], ce qui représente, si l'on en croit le communiqué, "les 12 millions d'élèves des écoles, maternelles, primaires ainsi que des collèges et des lycées dépendant du ministère de l'Éducation nationale et 1 million d'enseignants". Tous les records sont battus et il va être difficile de faire mieux. Mais le risque est ici qu'une fois de plus, après les ordinateurs des 58 lycées, les 10 000 puis 100 000 micros et le plan "informatique pour tous", on valorise essentiellement la multiplication et même la présence universelle des outils. On semble moins se préoccuper de la manière dont ces outils vont être utilisés, comme si le recours à de nouvelles technologies impliquait de nouvelles méthodes et comme si les nouvelles méthodes étaient nécessairement meilleures que les anciennes. Il ne suffit pas de dire qu'on se propose "de faire franchir un pas de géant à la société  et de "moderniser le service public de l'Éducation nationale". Il faut aussi travailler sur les contenus et argumenter sur le fond.

Heureusement on peut espérer que les enseignants ne seront pas trop naïfs et qu'ils continueront à réfléchir sur la meilleure manière d'utiliser... ou de ne pas utiliser les outils qu'on leur propose dans le cadre de chacune de leurs activités. C'est ici qu'à côté des instituts de recherche et des équipes d'enseignants dans les établissements, notre association a toujours un rôle irremplaçable à jouer pour faire connaître les méthodes d'utilisation de ces outils et en discuter le bien-fondé. Je lui souhaite donc de pouvoir longtemps encore exercer cette fonction critique.

 

Michel JULIAN
Responsable du bulletin de l'EPI de sa création à 1979,
Président de l'EPI de 1979 à 1982,
Président d'honneur.

Mon père, que Dieu ait son âme de vieux militant, prétendait que le progrès de l'humanité était dû à des hommes qui étaient à la fois fainéants et intelligents ; fainéants pour être assez motivés pour chercher à se simplifier la vie, et intelligents pour être capables d'y arriver.

Il y a, voyons... un tiers de siècle déjà ! j'étais, si j'en juge par le temps qu'il me fallait pour corriger un paquet de copies, passablement fainéant, et, faute d'être intelligent, suffisamment persuadé de l'être pour voir en moi le prochain bienfaiteur, sinon de l'humanité, du moins de la gent enseignante.

Après avoir lu un petit ouvrage de vulgarisation que je vous recommande s'il existe encore, (Le langage électronique d'Irving Adler, collection Marabout Université), j'envisageais rien moins que de réinventer la roue et plus précisément une machine électromécanique pour corriger des QCM.

Je suivais alors assidûment les conférences de l'APMEP et, à la fin de l'une d'entre elles, Gilbert Walusinski (alias Évariste Dupont !) demanda des volontaires pour aider André Poly (directeur du centre de calcul de l'ENS de St Cloud) à organiser les journées de l'APMEP du printemps 1968.

Lorsque je rencontrai ce dernier et que je lui fis part de mes préoccupations, il m'expliqua qu'un ordinateur était une sorte de machine universelle, et qu'en la programmant, on la "câblait" en quelque sorte, (les premières machines de calcul électronique étaient d'ailleurs programmées par câblage physique), pour en faire la machine dont on avait besoin.

Lorsque je lui parlai de la correction par ordinateur des examens de la faculté de Médecine par le professeur Pagès (j'étais abonné à Sciences & Vie !), il me proposa de faire la même chose dans mon collège en saisissant les réponses des élèves sur cartes préperforées (Perfostyl). Il me fournit des cours d'enseignement programmé de Fortran que je digérais pendant les vacances, alors que les gaz lacrymogènes de Mai 68 achevaient à peine de se dissiper et que les chars russes écrasaient les espoirs du printemps de Prague. Entre temps, j'avais "recruté" un collègue de mon établissement, un certain Gérard Brunet, qui devait plus tard tenir un rôle important au M.E.N.

C'est ainsi que nous réalisâmes les premières interrogations corrigées par ordinateur (l'IBM 1130 de l'ENS de St Cloud), portant sur tout un niveau de 5ème du collège Gustave Monod de Vitry, chaque élève recevant un corrigé personnalisé, en fonction des bonnes réponses ou des erreurs qu'il avait faites.

Cela peut vous paraître bien bête à présent, mais je me souviens de l'espèce de jouissance intellectuelle que je ressenti, alors que je travaillais sur le programme de correction, en réalisant qu'il n'était pas nécessaire d'écrire un programme pour chaque interrogation, mais qu'il suffisait de faire lire la carte des bonnes réponses et les branchements en fonction des erreurs au début, pour que le même programme puisse corriger toutes les interrogations (moins une je filais dans mon bain et je criais "Eurêka" ! ).

Ce système, qu'André Poly baptisa "XO" (pour exo, exercice) fut adapté l'année suivante, (entre autres par Gérard Brunet), pour corriger chaque semaine les 2 000 interrogations d'étudiants volontaires parmi les 40 000 inscrits du cours d'informatique générale du CNAM qui passait deux fois par semaine sur la 2e chaîne, (André Poly, spécialiste de l'audiovisuel, était également l'assistant du professeur Namian). Ce système fut également utilisé au Centre d'Enseignement par Correspondance, qui devint le CNED et pour la formation continue au Syndicat des Transports.

C'est donc tout naturellement que nous fîmes partie, Gérard Brunet et moi de la première promotion du stage de formation "lourde" à l'informatique, en 1969-1970, qui abouti, à la fin de l'année, à la création de l'EPI.

Pour affiner ce rapide portrait, j'avais gardé de mon passage à la faculté des sciences où j'étais délégué d'amphi, une certaine facilité à m'exprimer devant une assemblée, et pour tout dire une fâcheuse tendance à la "ramener". Je ne pus, bien évidemment me retenir de lever la main lorsqu'à l'assemblée fondatrice de l'EPI, Rachel Hebenstreit, qui présidait la séance si mes souvenirs sont exacts, demanda un volontaire pour être responsable du bulletin de l'association.

C'est ainsi que je me retrouvais à la tête d'un certain nombre d'articles en grande partie manuscrits, dont il fallait faire une maquette.

Ma sœur Martine, de sept ans ma cadette, avait la malchance de posséder une machine à écrire et d'être la seule de mes connaissances à être dans ce cas. Elle vivait dans une tour, à côté de la mienne, Place Paul Éluard à Villejuif, et ma mère était arrivée d'Ardèche où elle venait de se retirer avec mon père qui y avait pris sa retraite, pour passer une quinzaine de jours avec elle. Pendant ces quinze jours, elle ne vit sa fille que de dos, penchée sur sa machine, et elle reparti, toute triste, en Ardèche, en se plaignant de ne pas avoir vu sa fille.

C'est pourquoi, trente années après, je ne peux recevoir le bulletin de notre association sans un petit pincement au cœur, et que je suis très heureux, mais vraiment très heureux de le voir arriver à son 100ème numéro.

Je restais ainsi responsable du bulletin jusqu'en 1979, (ainsi qu'animateur au stage de formation de l'ENS de St Cloud,), jusqu'à ce que je devienne Président de l'EPI et que Jacques Baudé prenne la relève au bulletin (et avec quelle efficacité !).

Cette présidence coïncida avec l'explosion de la micro-informatique et avec la relance de la formation des enseignants. (les premiers micro-ordinateurs avaient été commercialisés à la Foire de Paris en 1976 !).

Il faudrait plus que ces quelques pages - et je craindrais de vous lasser - pour vous rappeler le détail de ce que nous réalisâmes pendant cette période, aussi vous dirai-je seulement quelles étaient nos motivations.

Nous étions partisans d'une informatique individuelle, par opposition à l'informatique des "main frame", d'une informatique disponible pour chaque citoyen, d'une informatique démocratique.

Nous voulions que l'informatique passe des lycées où elle était restée confinée, aux collèges et aux écoles, afin d'être intégrée à la scolarité obligatoire et répondre ainsi à notre exigence d'égalité des chances, et que, tout en étant mise en œuvre à travers l'ensemble des disciplines - ce qui montrait bien son universalité - elle fasse l'objet d'un enseignement propre, constituant un élément de la culture générale.

Nous étions opposés à une télématique distribuée mais nous aurions été emballés par internet si nous avions osé l'imaginer !

Enfin, les acteurs de la première expérience, dite des "58 lycées", avaient pris goût à des programmes permettant à chaque enseignant d'être responsable des contenus et de l'utilisation pédagogique de l'ordinateur, tels les langages auteur, mais aussi à des dizaines d'autres applications plus intéressantes les unes que les autres.

Dans cet esprit, nous étions partisans de la création d'un service public des logiciels d'enseignement, élaborés par des enseignants et mis gratuitement à la disposition de tous.

L'ordinateur sur lequel je tape cet article pourrait (si j'avais les moyens de l'acheter !) être aussi puissant qu'un Cray II de 1985 à trente millions de dollars. Les consoles de jeux qui seront sous le sapin de Noël dans quelques jours embarquent des puissances de calcul phénoménales, mais aucun logiciel pédagogique !

En revanche, les enfants pourront y apprendre à tirer sur tout ce qui est étranger, voire même sur tout ce qui bouge. Il y apprendront à banaliser la mort, c'est si facile lorsque le jeu vous attribue plusieurs vies ! Il y apprendront aussi dans des programmes de courses en décor urbain leur futur rôle de chauffard et je me souviens avec effroi d'un accident au cours duquel, un de mes réflexes venait indéniablement des parties d'auto-tamponneuses de mon enfance.

J'ai souvent pensé que, dans la société plus juste et plus solidaire à laquelle rêvait mon père, (à supposer qu'il soit possible de la réaliser démocratiquement et sans goulag), les hommes s'ennuieraient infiniment, car l'Homme n'est pleinement heureux que lorsqu'il a un but clair et désirable à atteindre, et les moyens de se battre pour y arriver.

Je me rassure toutefois, car visiblement, nos jeunes collègues ont encore beaucoup de travail devant eux mais aussi des moyens techniques fantastiques pour y faire face !

Que Dieu ait l'âme de mon père, ce vieux militant, et qu'il en prenne bien soin...

 

Émilen PÉLISSET
Président de l'EPI de 1982 à 1988,
Président d'honneur.

"... La vocation et la nature de l'EPI en font une organisation de proposition et d'action en faveur de l'utilisation de l'informatique dans tous les ordres d'enseignement pour la promotion du Service Public d'éducation et de formation continue.

Si pressantes que soient nos inquiétudes, notre Association ne peut être une force de contestation et elle doit se garder d'empiéter sur les domaines syndicaux. S'adressant à tous les personnels intéressés par l'informatique, quelles qu'en soient les disciplines et les fonctions, elle est très proche des sociétés de spécialistes dont elle complète les réalisations.

Occupant ainsi une position originale parmi les organisations enseignantes, l'EPI revendique sa place dans les instances de concertation ; elle veut se faire entendre partout où se joue l'avenir de l'informatique dans l'Enseignement Public

...

L'informatique est partout ; multiforme elle foisonne dans l'enseignement où les initiatives multiples mériteraient d'être au moins recensées si ce n'est soutenues ; d'ores et déjà l'informatique peut être un instrument efficace de développement intellectuel et culturel, un puissant levier de transformations pédagogiques. Mais au-delà de la façade des discours, que de freins et de blocages, que d'incompréhension et de peur.

Là où les décisions s'imposent, souvent l'emporte l'attentisme ; les enseignants engagés dispersent leurs efforts et s'épuisent à construire une sorte de tour de Babel informatique. Il est urgent qu'un grand dessein les rassemble et les stimule, qu'une stratégie de développement cohérent assure, pendant qu'il en est encore temps, l'indépendance économique et culturelle de l'informatique française."

Que rajouter à cet extrait du premier éditorial que j'ai signé en mars 1982 (Bulletin n° 25) sinon que beaucoup de problèmes restent posés et qu'il reste encore beaucoup à faire pour un développement satisfaisant de l'informatique et des TIC au sein du service public d'Éducation nationale.

 

Roland RAMIS
Président de l'EPI de 1988 à 1990,
Président d'Honneur.

Je réponds bien volontiers à la sollicitation amicale des responsables de l'E.P.I. qui ont souhaité la présence des anciens présidents de l'association dans ce numéro 100.

Que de chemin parcouru depuis la création de l'E.P.I. et même depuis l'époque où j'en ai assuré la présidence ! Je me souviens de mon premier éditorial, en décembre 88, dans lequel je renvoyais à la lettre que nous adressions à François Mitterrand, Président de la République.. Nous lui demandions de bien vouloir rappeler solennellement son attachement à la politique de développement de l'informatique pédagogique française. Cet éditorial se terminait par l'évocation du gaspillage des ressources humaines et le retard pris dans trop de domaines. Le 16 février, Jacques Baudé et moi même, étions reçus par Bernard Pécheur, conseiller pour l'éducation du Président de la République. J'ai le souvenir très vif de nombreuses rencontres que nous avons ainsi provoquées au cours des deux années de ma présidence. À l'Élysée, mais aussi à Matignon, au Ministère de l'Éducation nationale, auprès des élus, des responsables syndicaux et associatifs... Ce fut important pour l'association (ainsi la MAD supprimée par René Monory fut rétablie par Lionel Jospin en 1990) mais aussi - et c'est le plus important - pour une prise de conscience générale de l'importance du dossier "informatique" dans le système éducatif.

Les efforts engagés bien avant moi furent poursuivis avec talent par mes successeurs. Eh oui, j'ose le dire, l'E.P.I. n'est pas pour rien dans l'évolution d'un dossier si important pour le système éducatif.

Évidemment, beaucoup reste à faire. La formation des enseignants, revendication permanente de l'association depuis sa création, n'est pas, en 2001, satisfaisante loin s'en faut, mais je pense que nous sommes dans la bonne voie. La volonté des responsables politiques est maintenant manifeste et quand il y a une volonté il y a un chemin. Ça ne dispense évidemment pas l'E.P.I. d'exercer sa vigilance et de continuer d'assurer son rôle de force de proposition et d'action. Elle doit pour cela continuer à mobiliser les compétences, les ressources humaines et techniques, dans le même esprit de mutualisation, l'esprit militant et associatif toujours aussi essentiel dans notre société actuelle.

 

Jacques LUCY
Président de l'EPI de 1990 à 1994,
Président d'Honneur.

Dès 1970, lors de ma première année d'enseignement, j'ai rencontré l'informatique via un appel à candidature pour un stage d'un an. N'ayant pas été accepté, j'effectuai un stage de 2 mois au Centre Électronique de l'Armement au cours duquel je m'initiai à Fortran, idiome le plus courant sur les 10070 de l'époque Bull. En 1974, le lycée de Rueil-Malmaison recevait un T1600 et ses consoles de visualisation Matra, entrant dans ce qui deviendra plus tard l'expérience des 58 lycées [3]. Je n'ai jamais cessé d'être impliqué dans l'utilisation de ce que certains appellent parfois "technologies nouvelles". Inutile de dire qu'à cette époque, le fichier des adhérents de l'EPI ne nécessitait pas une gestion informatisée...

Je pourrais relater nombre d'événements souvent significatifs : on oublie souvent son passé et les difficultés surmontées avant d'aboutir à ce que l'on considère souvent comme des évidences. L'évolution a été foudroyante : notre mini-ordinateur avait une mémoire centrale de 16 Koctets et un disque dur de 256 Mo, alors que mon micro actuel a une mémoire vive 8 000 fois plus grande et vaut 100 fois moins cher. Je pourrais évoquer l'arrivée successive des "micros" : d'abord les microprocesseurs, puis les micro-ordinateurs, des disquettes (8 pouces, puis 5 pouces 1/4), des minuscules, et des minuscules accentuées dont on nous disait que leur présence était une revendication exorbitante de la part des enseignants, du graphique et plus tard de la couleur.

Je préfère insister sur un aspect qui n'a guère vieilli et dont les enjeux apparaissent de plus en plus importants : les utilisations pédagogiques faites avec tout ce matériel.

Dès le début, certains d'entre nous avaient conscience de la nécessité de créer une bibliothèque de logiciels pédagogiques. Les réalisations spectaculaires de l'époque [4] nous semblaient fort éloignées du quotidien et de la culture que nous souhaitions promouvoir dans notre système scolaire. La Section Informatique et Enseignement animée par Christian Lafond a fourni une contribution importante à ce développement. Malheureusement, l'évolution technique très rapide a considérablement fragilisé ce travail. Par ailleurs, le M.E.N. ne l'a pas toujours soutenu avec force, même si certains discours pouvaient faire illusion : je me souviens avoir interpellé un haut responsable du Ministère, lors d'une réunion de formateurs au lycée de Sèvres en lui parlant d'un grand projet en la matière, et avoir été frappé par la prudence de la réponse qui laissait quelques doutes quant à la capacité des enseignants à conduire une telle tâche qui relevait davantage des professionnels de l'informatique et de schémas éditoriaux. De manière générale, les universitaires ont eu souvent une attitude assez timorée vis à vis de ces projets, même si on peut mentionner des exceptions notables : développement de langages d'auteur ou de systèmes experts notamment.

Il faut dire que le choix des outils de développement a toujours été un problème majeur. On a reproché au vecteur initial, le langage L.S.E. [5] d'être un produit maison et d'obliger les enseignants à acquérir de difficiles compétences en programmation, ce qui n'était pas normal. Les langages d'auteurs voulaient apporter une réponse à ce problème : après ENSPI, le système DIANE financé par l'Agence de l'Informatique n'a pas eu le succès escompté (Qui se souvient que l'une de ses composantes les plus avancées ARLEQUIN a d'abord été écrit en L.S.E. par des enseignants). D'autres tentatives VISA, ..., et bien d'autres n'ont pas eu le succès attendu. Certains ont cru que TurboPascal serait un bon outil de développement : hélas les compilateurs ne sont pas maintenus et les logiciels ne fonctionnent plus sur les ordinateurs récents parce que ceux-ci sont trop rapides !..

La difficulté de faire des choix décisifs dans un environnement très évolutif a conduit les responsables à une politique de saupoudrage, en espérant que le meilleur gagne ! Les éditeurs étaient prompts à hurler contre une concurrence déloyale du secteur public qui était en situation de monopole, désireux qu'ils étaient de voir en la matière une nouvelle industrie qui ne manquerait pas d'être brillamment stimulée par les méthodes du privé. Ces difficultés ont été amplifiées par une certaine perte d'autonomie du M.E.N. : les financements étant coûteux, la recherche de partenaires a forcément conduit à des concessions importantes, aussi bien vis à vis des constructeurs (certains comme THOMSON ou MATRA n'ont pas manqué de traîner les pieds en face de cahier des charges jugés trop contraignants) que des éditeurs ou de France Télécom (qui a largement financé l'opération Informatique pour Tous).

Par ailleurs, certains projets n'ont pas tenu leurs promesses. Ainsi l'intelligence artificielle semblait conduire à de formidables applications dès que les puissances de calcul seraient suffisantes, il n'en a rien été et les systèmes experts n'ont pas envahi les établissements d'enseignement. D'autres développements comme les environnements Logo sont restés confidentiels, torpillés par la condamnation systématique de la programmation, état d'esprit très à la mode à la fin des années 1980, malheureusement relayé à l'intérieur de l'Éducation nationale par des personnes qui mettaient un point d'honneur à affirmer leur démarche de Candide pour mieux masquer leur méconnaissance de ce sujet, sous prétexte que l'ergonomie de produits bien faits devait dispenser d'une compréhension approfondie de leur mode de fonctionnement.

Pour se dispenser d'une formation coûteuse des personnels, on a préféré s'appuyer sur le comportement d'usagers consommateurs, ce qui a conduit à sacrifier le fond à la forme [6]. L'Inspection Générale, longtemps réservée à l'égard des technologies en général, et des plus récentes en particulier, a renoncé à jouer un rôle important, soucieuse de ne pas s'impliquer dans des modes souvent versatiles. On peut penser que cette prudence ne diminuera pas envers Internet dont les usages pédagogiques peuvent être excellents ou médiocres.

De façon générale, le monde de l'éducation est dans une zone de turbulence qu'il était difficile d'imaginer il y a 20 ans, époque où la formation (continue ou initiale) semblait être un sésame universel. D'importantes incertitudes concernent les contenus qui, après avoir été immuables, deviennent l'objet d'une agitation chaotique, la remise en cause de pratiques pédagogiques s'accompagne d'improvisations conduites plus ou moins en aveugle, une certaine désaffection des acteurs : élèves, parents et enseignants met davantage en valeur les problèmes plutôt que les solutions. Autant d'éléments qui n'encouragent guère à une prise de risque pour se lancer dans un projet ambitieux. Si les encyclopédies tirent bien parti du multimédia [7], on ne peut pas dire que les cédéroms qui accompagnent les nouveaux manuels scolaires fassent preuve d'un progrès spectaculaire. Le futur cartable électronique risque lui aussi de mal résister aux épreuves du temps s'il ne prouve pas qu'il apporte un réel plus, les environnements ludiques étant trop répandus pour que leur nouveauté suffise à stimuler le goût d'apprendre...

Certes, il ne suffit pas de critiquer la "pensée unique" en cours qui sous couvert de professionnalisation ou de modernité pousse à considérer le marché de l'éducation comme une vulgaire marchandise, encore faut-il proposer des perspectives. Ma conviction est que les logiciels culturels et éducatifs ont un statut spécifique. Sociétés de service, éditeurs traditionnels ou jeunes pousses ne sont de bonnes structures pour leur développement que s'il y a une interactivité forte avec les enseignants, aussi bien pour ce qui concerne leur conception que leur réalisation. Ceux-ci ne peuvent être réduits à un rôle de prescripteurs ou de médiateurs. La nécessaire rigueur intellectuelle propice à une progression pédagogique souvent multiforme ne doit pas s'effacer devant les stimulations artificielles d'environnements ludiques qui sont parfois de véritables pollutions intellectuelles. Une telle association n'est possible qu'avec des enseignants très bien formés, revendication que l'E.P.I. a souvent formulée. On peut citer des exemples de réalisations fécondes, certains petits éditeurs ont courageusement ouvert la voie, le M.E.N. ne les a pas toujours soutenu aussi activement que souhaitable. Le C.N.D.P. a un rôle éminent à jouer et il faut le renforcer. A l'heure d'Internet, des projets européens doivent permettre de mettre en chantier des logiciels ambitieux, mais il existe aussi des gisements souvent ignorés parmi les réalisations de nos collègues, la bourse des logiciels de l'E.P.I. en est une preuve éclatante, reste à trouver des moyens efficaces pour les faire connaître et en provoquer des développements.

 

Jacques BAUDÉ
Secrétaire général l'EPI de 1979 à 1994,
Président de l'EPI en 1994-1995,
Président d'Honneur.

Dites 133 !

Numéro 100 de la Revue, 30ème anniversaire, entrée dans le 3ème millénaire. Quel tir groupé ! On ne pouvait rêver mieux.

Qui pouvait raisonnablement penser en ce tout début des années 70 que l'association passerait le cap du troisième millénaire ? C'était tellement loin. Voilà pourtant qui est fait.

Trente ans, c'est la maturité, l'âge où l'expérience acquise donne la force d'entreprendre. Il semble d'ailleurs que l'E.P.I. ne manque pas de projets. Elle reste plus que jamais force de proposition et d'action. Ayant résolument franchi le pas Internet - le succès d'EPI.Net ne se dément pas - elle peut probablement à terme envisager une Revue électronique qui prendrait le relais de la Revue papier, tirant ainsi tout le parti du réseau. Ce serait certainement un objectif de nature à motiver de jeunes collègues qui vont apprivoiser une certaine forme de télétravail. Nul doute que l'avenir de l'association passe par eux. Longue vie à l'E.P.I. et rendez-vous en 2071.

 

Paru dans la Revue de l'EPI  n° 100  de décembre 2000.

NOTES

[1]. J'ai proposé une analyse de quelques-uns de ces documents dans un article de la revue MOTS: "Quand la bataille de l'intelligence commence à l'école...", MOTS 61, décembre 1999, p. 85-104.

[2]. Cette citation, comme les suivantes, est tirée de textes appartenant à la rubrique "discours et communiqués" sur le site internet du ministère (www.education.gouv.fr)

[3]. Au départ, l'objectif était d'équiper 400 lycées, soit 1/3 des établissements d'enseignement général de l'époque.

[4]. Je pense en particulier au système PLATO développé par Control Data Corporation et à CourseWriter d'IBM. Ces logiciels ambitieux tournaient sur les très gros ordinateurs de l'époque reliés en réseau alors qu'on ne parlait pas d'Internet...

[5]. Langage Symbolique pour l'Enseignement, langage à syntaxe française développé à l'École Supérieure d'Électricité à l'initiative du Professeur Jacques Hebenstreit.

[6]. Alors que les logiciels austères des années 80 pratiquait de plus en plus systématiquement des analyses de réponses parfois sophistiquées, la décennie suivante a vu la prolifération d'environnements ludiques traitant des réponses insensées comme de mauvaises réponses, reposant infiniment la même question en attente de la réponse juste ou ne faisant aucune véritable analyse de réponse.

[7]Encyclopédia Universalis après avoir longuement résisté à l'innovation a spectaculairement redressé la situation et propose une réalisation unanimement reconnue.

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(1er février 2001)

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