SIMULATION, MODÉLISATION ET LANGUES VIVANTES

Alain Cazade [1]
Maître de Conférences d'Anglais
Université Paris IX Dauphine
 

     Différentes questions se posent à la lecture d'un tel titre : la simulation ne serait-elle pas réservée aux disciplines scientifiques ? Peut-on modéliser « en » langues vivantes ? Peut-on modéliser « une » langue vivante ? Quel(s) modèle(s) utilise-t-on en langues vivantes ?

1. Une problématique liée à l'objet étudié la langue.
Deux raisons, d'histoire et de nature

     La pratique enseignante et l'étude systématique, scientifique de l'objet « langue » sont développées depuis une époque relativement récente (en comparaison de ce qui s'est fait depuis longtemps en mathématiques, en physique, en biologie, etc.) : la seconde guerre mondiale, époque à laquelle il a fallu très rapidement former des espions capables de s'infiltrer incognito dans les rangs ennemis. Depuis, malgré un déploiement de moyens et de matériels de plus en plus sophistiqués, les progrès n'ont pas été encore véritablement révolutionnaires, bien qu'ils soient peut-être sur le point de l'être...

     L'avènement de l'audio-visuel, et celui de l'informatique, nous ont fait faire des progrès tout à fait remarquables mais nous devons encore aujourd'hui inventer des pratiques liées à l'étude et l'enseignement d'un objet qui n'est pas encore assez bien connu et compris.

     Cela fait trop peu de temps, en fait, que l'on cherche à appliquer dans l'approche de la langue les mêmes critères et méthodes d'analyse que ceux qui ont permis de systématiser l'étude du reste du monde réel, inanimé ou animal. Non pas que l'approche scientifique - la volonté, entre autres, d'établir une correspondance entre le quantitatif et le qualitatif - soit la seule ou la meilleure possible mais elle permet d'envisager, de rassembler et d'écarter bon nombre de problèmes, de paramètres, d'encadrer et de déblayer une partie non négligeable du terrain, ce qui permet de voir plus clair par la suite. Je fais ici allusion à tous les travaux de lexicométrie qui prennent à l'heure actuelle un essor prodigieux dans le monde entier, y compris en France.

     La nature même de l'objet dont il est question pose problème. Il ne s'agit pas seulement de fouiller dans les entrailles d'un animal et de conclure sur le vivant à partir d'un objet mort. Il s'agit de travailler sur ce qui permet de travailler avec cela même qui permet de travailler : les modes et les outils de la communication. Et cela autant dans la phase recherche que, et surtout, dans la phase enseignement. Une partie du problème réside également dans le fait que l'objet de recherche n'est peut-être pas vraiment le même que celui qui doit être à la base de l'enseignement. En disant cela, il ne s'agit pas seulement de dire qu'il y a une différence quantitative et qualitative entre le niveau que le chercheur ou l'enseignant doit avoir et celui des connaissances qu'il doit faire acquérir à l'apprenant. Il s'agit bien plus de commencer par convenir que, en matière de langues, l'enseignement a longtemps été, est encore et sera peut-être encore pour des années - sauf si les progrès et espoirs actuels s'amplifient comme il semble que cela soit le cas - un pis aller, dont à la limite il vaut mieux pouvoir se passer si on veut vraiment apprendre ce que l'on cherche à apprendre. Alors qu'il ne viendrait à personne l'idée de vouloir se passer d'un environnement pédagogique musclé pour apprendre et comprendre les mathématiques, la physique ou la biologie, chacun sait qu'on apprend mieux une langue étrangère sans professeur, sur place, avec le temps, mais aussi, il est vrai, le plus jeune possible !

     Cela ne tient peut-être pas seulement au fait que les méthodes de langues actuelles ne sont pas encore assez performantes, mais aussi au fait que le fonctionnement et les règles de bases de l'expression linguale et de la communication sont peut-être bien tellement liées à l'éveil de la connaissance tout court qu'il est à peine pensable de les décortiquer et de les représenter par la suite d'une manière efficace et digeste.

     En arrivant à l'école, on ne sait pas encore ce que sont les maths, ou la physique ou la biologie ; en revanche on sait déjà parler (plus ou moins bien) une langue au moins ! Les connaissances déjà acquises dans ce domaine sont d'ailleurs d'un niveau élevé, mettant en jeu des mécanismes que même les chercheurs les plus titrés ont bien du mal à percevoir.

     En matière d'apprentissage des langues, la bonne maïeutique ne saurait dès lors se suffire de faire découvrir qu'on connaît le concept du cercle en analysant ce qu'on connaît de la roue afin de donner les moyens de l'exprimer dans une autre langue avec un autre vocable.

2. Simulation et modélisation

     La notion de simulation renvoie à la création d'un modèle, à une action sur ce modèle et à partir de celui-ci, dans ses deux domaines d'utilisation : la recherche et l'enseignement.

     Le modèle est censé réunir dans un environnement choisi un certain nombre de données représentatives de la réalité, liées par un lien d'interdépendance étroite, de telle sorte que la modification de l'un des éléments fasse varier le reste de l'environnement, ceci afin d'étudier, de comprendre et enfin d'enseigner le comportement de cette réalité.

     Dans ce sens, les logiciels de langues satisfont à certaines de ces exigences mais n'ont pas l'aspect systématique, universel de la modélisation et de la simulation que l'on peut apparemment obtenir dans un domaine plus strictement scientifique ou quantifiable.

     S'il n'existe pas à l'heure actuelle « un modèle » convaincant de la langue, ou même un environnement de modèles construit permettant de faire apparaître ces infinies transformations de la langue d'une manière proche du vivant, il existe cependant une multitude de petits modèles simples qui permettent déjà de faire parcourir à l'apprenant une partie intéressante du chemin qu'il doit faire dans son approche des mécanismes d'une langue : ce sont tout simplement des phrases types, des éléments constitutifs de base de la langue, paradigmes et corollaires, sur lesquels on demande à l'apprenant de réagir, de choisir et effectuer différentes transformations permettant de tester et d'affermir une connaissance de la langue qui peut devenir de la sorte très pointue.

     Par ailleurs, la mise au point d'un modèle et son utilisation implique une objectivation, une prise de distance par rapport au sujet d'étude dès les premiers pas. Or la meilleure façon d'apprendre une langue, on l'a dit, c'est de ne pas l'apprendre, ou plutôt d'arriver à ne pas avoir l'impression qu'on l'apprend : arriver à ne pas subir l'obstacle de l'objectivation, de la distanciation par rapport à l'objet étudié. Répétons-le, les meilleurs en langue étrangère sont toujours ceux qui l'ont apprise sur place - ou grâce à des parents polyglottes - surtout s'ils n'avaient pas encore l'âge d'effectuer cette distanciation propre à l'étude, durant les primes années de leur vie... « Le » modèle directeur qui doit servir dans l'apprentissage d'une langue étrangère doit donc être très dynamique, multiforme, infiniment adaptable et inter-actif pour prétendre répondre à cet appel. Ce n'est un secret pour personne, cette qualité de modèle n'existe pas encore, même si les outils nécessaires à son épanouissement - inter-activité et dynamique multiforme - commencent aujourd'hui à voir le jour précisément dans le domaine de l'informatique.

     Les quelques logiciels bâtis en forme de « jeux d'aventures » qui existent d'ores et déjà sur le marché (Énigme à Oxford Nathan ou London Adventure CUP, par exemple) ne donnent lieu en fait qu'à une « simulation de simulation », comme dirait J.-L. Malandain, et ont pour seul réel intérêt de permettre à l'apprenant d'accepter les astreintes du « footing mental » auquel l'amène son appétit d'aérobique langagière, en donnant un environnement ludique à la panoplie habituelle des outils disponibles.

     Dans un autre ordre d'idées, les quelques possibilités offertes par certains « correcticiels » ou outils d'aide à la rédaction (cf. : Grammatik de Référence Software, PC-Proof de Lexpertise, Gramm'r de Sunsoft ou autre Hugo Plus et Correct Grammar de Softissimo...) sont peut-être une préfiguration de ce qui pourrait devenir la base d'un bon simulateur : un ensemble de « règles » étant déjà fournies que l'utilisateur -professeur et/ou élève- peut amender, compléter à loisir. Les résultats et la dynamique interactive permis sont loin d'être encore convaincants mais si on a du temps devant soi, on peut passer un bon moment, seul ou avec ses étudiants !

3. Acquisition ou renforcement

     Pour l'heure, il semble que les logiciels actuellement accessibles, servent beaucoup plus - mieux ? - à favoriser le travail de consolidation des connaissances qu'à la découverte pure et simple de celles-ci. Le travail demandé à l'apprenant [2] implique donc une réflexion par rapport à une représentation de la réalité qu'on a donc dû se fabriquer hors-logiciel. Dans le meilleur des cas, un rappel est donné des principes ou données lexicales de base auxquels on fait appel dans l'exercice, processus d'apprentissage envisagé. Les progrès de la technologie pourtant permettent déjà de bien mieux présenter dès aujourd'hui ce qui ne faisait qu'être ânonné hier et la qualité de la stimulation qui en découle ne doit pas être sous-estimée.

4. Quel intérêt pour l'enseignant et pour l'apprenant ?
Quelle place dans un IUFM ?

     Qu'on ne s'y trompe pas, ce n'est pas parce que l'apprentissage des langues assisté par ordinateur a encore des ambitions mesurées, vu l'état actuel de la recherche et de ses applications, qu'il ne présente pas d'intérêt. Bien au contraire. Dans la mesure où on est conscient de ces limitations - peut-être passagères - et qu'un logiciel ne promet pas monts et merveilles à l'apprenant de bonne volonté sans avoir les moyens d'être à la hauteur de ses promesses - ce qui ne fait que le désillusionner encore plus, et Dieu sait que l'affectif joue un rôle primordial dans ce domaine -, on est déjà capable de lui faire faire de grands progrès. Les nombreux outils qui existent déjà - y compris les plus humbles parfois - peuvent amener des acquis intéressants [3]. La connaissance de leurs types de fonctionnalités et des développements qu'ils permettent en classe, en tutorat ouvert ou en libre-service s'impose à l'évidence dans un institut devant former l'enseignant d'aujourd'hui. Mal présentés ou aperçus de loin, au hasard d'une rencontre furtive avec tel collègue qui lui-même n'aura souvent eu qu'une vision trop partielle des éléments en jeu, ils n'apporteront qu'une perte de temps, et entraîneront en plus la relégation de beaucoup d'autres logiciels au placard. Au contraire, bien présentés et bien compris pour ce qu'ils permettent réellement de faire, avec le temps et les compétences nécessaires pour ce faire, ces logiciels, tels qu'ils sont, peuvent amener des progrès très sensibles dans les connaissances, mais aussi - et peut-être surtout - dans l'attitude, de nombreux enfants en difficulté par rapport à l'acte même d'apprendre.

     Un des intérêts majeurs des logiciels actuels est de permettre le passage des connaissances passives aux connaissances actives. Pour donner une idée de ce que cela veut dire : quelqu'un qui reconnaît un mot ou une tournure de phrase dans une version et sait en donner une bonne traduction a déjà une certaine connaissance ; on peut dire qu'il possède déjà une connaissance « passive » de ces éléments. S'il est capable d'y avoir recours dans le cas d'un travail de thème, où il ne suffit plus de reconnaître un élément étranger mais où il s'agit de le retrouver sans autre aide que la mémoire et le discernement, on peut dire qu'il a une connaissance plus « active » de cet élément. Les logiciels de langues actuels permettent déjà ce passage tout à fait utile et significatif dans la connaissance de l'apprenant.

     En fait, et ce qui précède est lié à cela, c'est en matière d'accélération, de ré-activation, d'automatisation des choix dans l'utilisation de la connaissance - que celle-ci soit linguistique ou liée aux sciences humaines en général - que ces logiciels sont les plus performants. Tout le reste a déjà été dit sur l'infinie patience du logiciel, la possibilité de recommencer sans le regard soupçonneux du professeur, l'importance de l'aspect ludique, la présence et le rôle désormais complice et non plus « sanction » du professeur...

5. L'ouverture récente l'hypertexte et l'hypernavigation

     Grâce aux merveilles de la programmation objet, un texte peut désormais en cacher un autre et même beaucoup d'autres, et même des images, des sons, des phrases, des séquences vidéo (cf. CD-ROM, interactifs ou non, cartes vocales etc.). Et pour peu que la structure de l'environnement de travail proposé à l'apprenant soit bien pensée, c'est à un véritable travail de recherche que l'apprenant est alors amené, avec l'aspect auto-décisionnel que cela implique, seul garant véritable de la rémanence des informations rencontrées. Un simple dictionnaire encyclopédique bâti sur le principe de l'hypertexte, comme Bookshelf en anglais ou Grolier (bien meilleur que le premier et de loin !), par la facilité d'utilisation, l'accessibilité des données qu'il permet, entraîne à aller un peu plus loin que ce qui tombe tout de suite sous le regard, à en savoir un peu plus, et comme dans les bons algorithmes classiques, un petit problème résolu fait apparaître que le suivant n'est plus très inaccessible etc. Au bout du compte le chemin d'apprentissage a pu être très long, il a surtout donné accès à des données reliées les unes aux autres, parfois en suivant le rythme de la spontanéité. Ces outils ne sont pas des logiciels mais c'est dans cette direction que s'élaborent aujourd'hui les logiciels [4].

     La notion de « modèle » est alors en perpétuelle re-définition et remise en question, et c'est peut-être en suivant le cheminement d'apprentissage - et donc de recherche - de tel et tel apprenant que les vrais modèles commenceront à apparaître. Le CD-ROM « CD LANGUES » (Médiaconcept) est à mi-chemin entre le logiciel classique - directif - et l'outil dont la nécessité se fait de plus en plus jour. Il est encore incomplet mais évolue et, tel quel, est déjà très stimulant, car il permet ou simule l'auto-directivité dans un cadre déjà bien préparé !

6. Le logiciel de langues - mais, partant, de sciences humaines - dont on peut rêver

     Un ensemble évoluant à partir des possibilités de l'hypertexte, donnant donc la possibilité de naviguer en deçà et au delà de l'environnement de travail initial, donnant accès (selon des stratégies judicieusement calculées ou à volonté, suivant le niveau du travail et de l'apprenant) à différentes bases de données lexicales, grammaticales, tutorielles et pourquoi pas civilisationnelles, économiques etc. (avec les structures de réseaux et la multiplication actuelle des CD-ROM de toutes natures, tout est envisageable ! [5]), tout cela en privilégiant le son (cartes vocales et son numérisé), les images (scanner aidant). Le type « jeu d'aventures », dans lequel on doit récupérer des informations de toutes natures (ou ciblées, suivant les besoins ou le choix de chacun) pour pouvoir avancer est très intéressant mais il faut apprendre à maîtriser une interactivité bien dosée... Le labo de langues du futur donnera quant à lui en plus au professeur le loisir d'intervenir dans les écouteurs de l'apprenant et en incrustation sur son écran.

     En définitive, c'est seulement lorsqu'on aura pris la mesure des difficultés techniques que de tels environnements de travail impliquent (au niveau matériel mais peut-être surtout auparavant au niveau linguistique) mais aussi quand on aura bien apprécié quelle dose de liberté il est souhaitable de laisser à l'apprenant de tout type, dans cet océan d'interactivité qui commence à inonder le continent de la recherche pédagogique, qu'on aura donné un sens digne de ce nom au mot simulation dans les logiciels de langues ou/et de sciences humaines.

Paru dans L'intégration de l'informatique dans l'enseignement et la formation des enseignants ; actes du colloque des 28-29-30 janvier 1992 au CREPS de Châtenay-Malabry, édités par Georges-Louis Baron et Jacques Baudé ; coédition INRP-EPI, 1992, p. 136-142.

NOTES

[1]. Membre du GREDIP (Groupe de Recherche en Didactique de l'Informatique Pédagogique), ancien responsable pédagogique du CFIPE (Centre de Formation à l'Informatique Pédagogique des Enseignants de l'Académie de Créteil), Co-responsable du CERLACA (Centre de Recherche en Langues Appliquées du Commerce et des Affaires).

[2] QCM : simples ou multiples, à termes exclus, imbriqués ; restitutions : closures automatiques ou « trous » choisis, ciblant sur des désinences, préfixes, champs lexicaux etc., transformations, amendements, ré-organisations, ré-appariements...

[3] Les activités permises aujourd'hui s'apparentent souvent - sauf dans le cas de l'analyse lexicométrique et des créations de questionnements - aux manipulations accessibles déjà dans un bon traitement de texte; les logiciels spécialisés ajoutent à ces manipulations du confort, un ensemble d'aides, un environnement choisi et des limitations souvent salutaires.

[4] Voir les expériences des universités de Lyon, Grenoble (Hyper-teck), Dijon (Master Alex), Paris-Nord (Saustier et Collinot) et les suggestions d'Alain Lambert, Bulletin de l'EPI n° 61, et les actes des journées de septembre 91, Paris VI & INRP : Hypermédias et apprentissages.

[5] Nous avons la chance, à Paris IX Dauphine, de pouvoir donner à nos étudiants accès à tout un ensemble de CD-ROM en réseau, grâce à une série d'accords passés avec leurs éditeurs. Cette sorte d'accords devrait pouvoir, avec de la bonne volonté, se généraliser. Sinon évidemment, l'horizon sera nettement plus limité ! Un lecteur et un CD-ROM par machine reviendrait beaucoup trop cher assurément et serait surtout peut-être moins pratique à utiliser, car nécessitant trop de manipulations...

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