Sur les sentiers d'internet en Histoire-Géographie

François JARRAUD

Internet, qu'en faire ? Voilà une interrogation qui, la médiatisation flatteuse ou réprobatrice d'internet aidant, traverse de temps en temps la salle des profs.

Bien hardi celui qui se proclamerait Moïse du cyberspace et prétendrait guider les profs droit à la terre promise. Internet est un moyen de communication. Ses applications pédagogiques sont presque illimitées.

Notre ambition est plus modeste : relater quatre exemples d'utilisation de l'internet en Histoire-Géographie, au long d'une année scolaire, dans le cadre d'un lycée polyvalent parisien. Ce faisant, nous espérons à la fois inciter davantage d'enseignants à naviguer sur le réseau et essayer de dégager les conditions de la réussite et les obstacles au développement d'internet dans notre système éducatif.

Nation et cyberspace en seconde

L'ensemble du programme d'histoire de seconde s'organise autour de la construction de la citoyenneté. Les élèves sont amenés à manipuler des notions (état, nation, citoyenneté...) qui ne sont pas facilement accessibles à tous.

On peut contribuer à leur apprentissage en mettant les élèves en situation de communication. Ainsi un groupe d'élèves, en module, conçoit un questionnaire sur la citoyenneté, l'état et son rôle, la nation. Ils le soumettent à leurs camarades puis, en utilisant le courrier électronique, à des lycéens du Connecticut.

La première retombée pédagogique aurait pu être obtenue sans internet. La simple consultation de leurs camarades permet aux élèves de relever les erreurs qu'ils ont commises dans la rédaction du questionnaire du fait d'une méconnaissance des notions d'état, nation. Ils corrigent leur texte. Ce qu'apporte internet c'est l'échange avec les jeunes Américains. En dépouillant leurs réponses, nos lycéens prennent conscience des particularités françaises : conception de la laïcité, fort poids de l'histoire (les sacrifices consentis par exemple), place dans le monde, avenir européen, perception différente des droits et libertés.

Ainsi les notions étudiées sont soumises à une double critique. L'écart de perception entre Français et Américains permet de les approfondir. Et dans le domaine délicat du nationalisme et de la citoyenneté, le regard étranger n'est peut-être pas inutile.

Surf des neiges en terminale STT :

L'utilisation la plus évidente d'internet est sans aucun doute la consultation des serveurs « webs ». Pour étudier le tourisme international, une classe de terminale STT travaille sur le web de La Plagne (http://www.skifrance.fr/73996/h-accu-f.htm). Le site a été récupéré avec le logiciel Mémoweb et installé sur les disques durs d'une salle informatique pour que la classe entière puisse le consulter.

Les élèves disposent également d'un dossier documentaire comprenant des extraits de cartes IGN à des échelles différentes, un diagramme d'enneigement, un article de presse sur une avalanche récente à La Plagne ainsi qu'un graphique sur le trafic routier sur la RN 90. Ils doivent remplir une fiche de travail.

Pour cela, ils sont invités en permanence à une lecture parallèle du site et des documents papier. Ils travaillent sur les facteurs de localisation de la station. Ils schématisent son organisation. Ils observent la transformation de la montagne, réfléchissent sur les acteurs de l'aménagement, la clientèle poursuivie par le web, la place d'internet dans la stratégie commerciale de La Plagne. La confrontation entre les deux types de documents développe leur sens critique. Ils comprennent pourquoi le web ne comporte que des croquis paysagers et non des photos. Ils déchiffrent le croquis de situation affiché sur le web par comparaison avec la carte IGN 901.

Il y a sur le réseau des millions de pages traitant, non pas tout, mais « de tout ». Cette surabondance d’information préfigure ce que sera la société de la communication que nous voyons naître. Nos élèves, dans leur vie professionnelle ou personnelle, auront à traiter ces masses d’informations. Cela contraste avec les habitudes scolaires où ils sont plutôt habitués à la pénurie d’information. Par exemple, ils savent dégager les idées d’un texte isolé. Il est temps de les habituer à faire le tri des informations, à les passer au crible de la critique.

Ce sont les documents papier et le questionnaire qui permettent d'éviter le « syndrome du surfeur » : le simple survol du web. Si le professeur doit veiller à la pertinence de l'information contenue sur un site, il doit également amener les élèves à s'en approprier le contenu documentaire et à construire une connaissance. L’idée que l’on apprendrait facilement en surfant sur le web est bien trompeuse.

 

Figure 1 : Quelques remarques d'élèves : sur cette carte, les alpes sont entièrement enneigées, vallées comprises.
On pourra comparer la représentation des réseaux de communication à la réalité.

Dans cette filière technique, l'exercice peut déboucher sur un travail pluridisciplinaire. Rien, si ce n'est nos habitudes de fonctionnement, n'empêche le professeur d'informatique de gestion ou de techniques commerciales d'utiliser à son tour le même support informatique. On tisse ainsi de nouveaux liens.

Construire un web en seconde : l'effet CALLIOPÉE

En janvier 1997, on propose aux élèves d'une classe de seconde de participer à la création d'un site internet en coopération avec des jeunes de deux lycées canadiens et d'écoles primaires. En mai 1997, au terme d'un marathon assez stressant, le site Calliopée est ouvert (http://www.ambafrance.org/CALLIOPEE) avec les travaux des jeunes français sur l'aménagement de l'Île-de-France.

Le projet Calliopée permet d'abord aux élèves de découvrir le fonctionnement coopératif. Ils organisent leur travail, élisent leurs coordinateurs et entretiennent, par IRC ou E-mail, le dialogue avec les Canadiens pour définir la charte graphique du site. Ainsi l'effet premier du projet est l'engagement personnel des élèves. Leur travail se construit en communiquant. Il aboutit à une réalisation ouverte au public, destinée à être réellement lue et évaluée à la fois par les camarades et par des personnes extérieures à l'univers scolaire de l'établissement. C'est cette situation de communication qui donne du sens à leur travail.

Dès le début du projet, il est apparu que le web devait véhiculer des images et du son. Cela conduit les élèves à collecter du matériel directement sur le terrain. Cette pratique de la géographie, voulue par le professeur, aide fortement à l'engagement. C'est souvent en préparant un entretien avec un élu ou un responsable d'association qu'une prise de conscience se fait chez l’élève. Le thème traité prend un nouvel éclairage : celui de la réflexion personnelle.

 

 

Figure 2 : Dans le cadre du projet Calliopée, les élèves vont sur le terrain rencontrer les acteurs de l'aménagement.
Ici avec M. Vincent au Centre d'information de l'Epamarne.

Au terme de la collecte d'information et de documentation, les élèves doivent organiser leurs connaissances pour les présenter. Cette cuisine intérieure, avec ses phases d'assimilation et de maturation, doit se faire dans l'urgence : le web est organisé, conçu et réalisé matériellement en 4 mois. C'est un délai bien court qui fait apparaître les dons et les faiblesses de chacun.

Le résultat final montre ce qui sépare cette démarche de projet, utilisant l'outil de communication internet, de la réalisation classique de dossiers ou d'exposés d'élèves. L'engagement est bien plus grand. On travaille « pour de vrai ».

En même temps, Calliopée ne s'est pas fait sans rencontrer d'obstacles. Il y a d'abord les contraintes matérielles. Il faut entretenir un dialogue électronique permanent entre participants, avoir un accès aisé aux webs et aux logiciels de construction de pages. Il est assez aisé d'y apporter des solutions, même si, à la différence des Canadiens, nos jeunes Français ne trouvent aucun mécène. L'organisation du temps scolaire fixe des limites plus contraignantes. La grille horaire emprisonne professeur et élèves dans ses cases rigides. Où trouver le temps pour aller sur le terrain, pour « chater » avec les Canadiens, ou simplement pour réunir le groupe et faire le point ? Il a fallu largement piocher dans le temps libre de chacun pour mener à bien Calliopée.

La grille horaire sépare aussi les disciplines. Or la construction du web met en branle forcément, aussi bien dans sa phase de documentation que dans celle de réalisation, des compétences diverses qui dépassent l'histoire-géographie. Il faut utiliser des ressources étrangères, faire une mise en page graphique, traiter le son, s'exprimer par écrit, utiliser Excel ou un appareil photo etc. Un tel projet doit pouvoir mobiliser une partie importante de l'équipe éducative. C'est bien difficile dans un système cloisonné où il n’y a ni moment de coordination, ni souplesse d'organisation.

On mesure à quel point une utilisation créatrice d'internet peut bousculer le système scolaire. Elle va même s'attaquer à la salle des profs...

Une salle des profs virtuelle

Le courrier électronique permet d'échanger très rapidement, indépendamment de la distance, message ou fichier. Plusieurs dizaines de millions de personnes en bénéficient. Il ouvre ainsi aux enseignants des possibilités pédagogiques inouïes.

 

Figure 3 : lors du congrès des « Clionautes » le 21 juin 1997 à Paris :
le passage de l'échange électronique au dialogue réel. Photo L. Ignacel.

A l’initiative de collègues, depuis la rentrée de 1996, la messagerie Clio (cliolist@geonet.fdn.fr met en réseau un nombre croissant de professeurs d'histoire-géographie. Se crée ainsi une véritable salle des profs virtuelle. Chaque participant peut multiplier ses ressources et sort de son isolement. On peut avoir plus d'affinités et communiquer davantage avec un correspondant éloigné de plusieurs milliers de kilomètres qu'avec un collègue du même établissement. Une simple visite aux archives de la liste (http://www.fdn.fr/~fjarraud) montre le volume et la richesse des échanges. La messagerie est un outil d'information où circulent des comptes-rendus de conférences ou d'ouvrages. C'est aussi un extraordinaire outil de formation où les pratiques pédagogiques, les progressions, les sujets de devoir sont partagés et soumis au commentaire de tous. Ce n'est pas un espace virtuel et déshumanisé. Le 21 juin les « clionautes » ont tenu leur premier congrès et l’ont complété d'un repas bien terrestre...

La fenêtre Internet et les murs de la classe

Ces quatre expériences montrent l'extraordinaire diversité des démarches pédagogiques possibles avec internet. Elles font apparaître quelques conditions nécessaires à leur développement.

Elles nécessitent un minimum d'investissement matériel et de formation. On se familiarisera et on utilisera d'autant plus vite le réseau que l'on aura intégré l'outil informatique dans sa vie quotidienne. On utilisera mieux internet avec plusieurs liaisons rapides qu'avec un accès RTC lent. Sur ces points, le retard français est sensible. Le parc informatique des ménages est relativement peu important. Des tarifs téléphoniques extrêmement élevés pénalisent lourdement le développement d’internet. Néanmoins, les exemples évoqués dans cet article montrent qu’il est possible de mener des projets avec des moyens modestes.

Une seconde réserve tient au support informatique lui-même. Il est plus aisé de consulter une encyclopédie au C.D.I. que sur le web : on se fatigue vite à lire des textes longs sur un écran. Même pour un utilisateur chevronné, on trouve plus rapidement une notice biographique dans un dictionnaire que sur le réseau. Il est aussi inintéressant d’imprimer des pages web pour les coller dans son cahier que de photocopier son manuel. Disons le simplement : dans ces expériences ce n’est pas le support qui compte, c’est la démarche.

Ce sont les intentions du professeur qui vont orienter l’élève dans sa recherche, lui permettre de dégager des informations du web et de les réutiliser pour construire une connaissance. Sans des objectifs clairement énoncés et une progression rigoureusement construite, l’élève surfera sur internet de site en site. Son passage ne laissera pas plus de trace dans son esprit que l’empreinte d’une planche de surf sur l’océan.

Il est bien tentant d’utiliser internet comme une sorte de télévision où l’élève se débrouillerait pour apprendre. Cette attitude reflète le mythe d’un accès aisé à la connaissance sur le réseau, une confusion entre information et connaissance. Or toute connaissance est construction.

Par contre, Internet peut être un extraordinaire outil pour construire un projet. D’abord par l’étendue des informations disponibles sur le réseau, qu’il s’agisse de ressources documentaires ou de ressources humaines. Mais également parce qu’Internet est un outil de communication. Il place les élèves dans des situations de communication où leur travail peut se construire en coopération avec d’autres intervenants et est finalement évalué non seulement dans le cadre scolaire mais aussi dans celui de la vie réelle. C’est cette aptitude d’internet à mettre les élèves dans des situations d’expression « vraie », hors du « jeu » scolaire, qui me semble être particulièrement motivante et constructrice. Il ne faut lire Internet que pour pouvoir mieux écrire.

Avec ces efforts, l'entrée d'internet pourra ouvrir une nouvelle fenêtre dans les établissements. N'en doutons pas : cette percée ébranlera les murs de la salle de classe. L'organisation horaire, le cloisonnement des enseignements seront remis en question et avec eux une bonne partie de nos habitudes. C'est dire qu'internet est déjà, quasi involontairement, un élément perturbateur du système éducatif. Quelle sera sa réponse ?

 

François JARRAUD
Lycée Le Rebours, Paris.
fjarraud@geonet.fdn.fr
http://www.fdn.fr/~fjarraud

Bibliographie

- Jean-Pierre Archambault, De la télématique à Internet, Guide d’usages pédagogiques, collection de l'ingénierie éducative, CNDP, 1996.

- Rachel Cohen, Une mutation dans l’éducation. La communication télématique internationale, Retz, 1995.

- Frédérick Dibon, Les utilisations pédagogiques d’Internet, juin 1997 ; consultable à http://www.ac-grenoble.fr/crdp/ntic/internet.htm. Le document inclut le texte d’une conférence de Jacques Tardif au congrès de l’AQUOPS en avril 1996.

- Hélène Godinet, Les « Réseaux Buissonniers ». Quelques réflexions sur la production d’écrits interactifs, Actes du Colloque « Réseaux technologiques, réseaux humains », Xème congrès du CIPTE, Montréal octobre 1995 ; consultable à http://www.alpes-net.fr/~fbocquet/pnrv/ecoles.

- Internet dans le monde éducatif, dossiers de l'ingénierie éducative n°24, CNDP, 1996.

- François Jarraud, Internet, communication et enseignement de l’Histoire-Géographie, Revue de l'EPI, n°80, décembre 1995.

- Victor Marbeau, Apports de l’informatique et des technologies de la communication dans l’enseignement secondaire, Revue de l'EPI, n°79, septembre 1995.

- Susan Patterson, Using the multimedia tools of the internet for teaching history in K-12 schools, Information Technologies for History Education, Proceedings of the Fourth International Conference on « Computers in the History Classroom », Luxembourg, april 1995, Cahiers d’Histoire II, Luxembourg, 1996, p.157-174.

- Dominique Ruhlmann, Internet. Mode d’emploi pour l’enseignant, CRDP de Bretagne, Rennes, 1996.

article paru dans la Revue de l'EPI n° 87, septembre 1997