La Toile de Babel 

Jean-Michel Bérard

"... Ce fut cette observation qui permit, il y a quelque trois cents ans, de formuler une théorie générale de la Bibliothèque et de résoudre de façon satisfaisante le problème que nulle conjecture n'avait pu déchiffrer : la nature informe et chaotique de presque tous les livres... Il n'est plus permis de l'ignorer : pour une ligne raisonnable, pour un renseignement exact, il y a des lieues et des lieues de cacophonies insensées... Ces exemples permirent à un bibliothécaire de génie de découvrir la loi fondamentale de la Bibliothèque. Ce penseur observa que tous les livres, quelque divers qu'ils soient, comportent des éléments égaux : l'espace, le point, la virgule, les vingt-deux lettres de l'alphabet. Il fit également état d'un fait que tous les voyageurs ont confirmé : il n'y a pas, dans la vaste bibliothèque, deux livres identiques. De ces prémisses incontroversables, il déduisit que la Bibliothèque est totale, et que ses étagères consignent toutes les combinaisons possibles des vingt et quelques symboles orthographiques (nombre, quoique très vaste, non infini), c'est à dire tout ce qu'il est possible d'exprimer, dans toutes les langues. Tout : l'histoire minutieuse de l'avenir, les autobiographies des archanges, le catalogue fidèle de la bibliothèque, des milliers et des milliers de catalogues mensongers, la démonstration de la fausseté de ces catalogues, la démonstration de la fausseté du catalogue véritable, l'évangile gnostique de Basilide, le commentaire de cet évangile, le commentaire du commentaire de cet évangile, le récit véridique de ta mort, la traduction de chaque livre en toutes les langues, les interpolations de chaque livre dans tous les livres..."

Extrait de : J.-L. Borgès, La bibliothèque de Babel, 1941, Editions Gallimard.

Des moines copistes à l'imprimerie

Les dictionnaires s'accordent à attribuer à Gutenberg la réalisation, en 1440, de la presse à imprimer à caractères mobiles, et à considérer que c'est en 1455 que fut imprimée la Bible à 42 lignes.

Cette technique contribua à de considérables bouleversements sociaux.

Face au long et patient travail des moines copistes, ponctuant par les enluminures les textes de la Bible et des Evangiles, l'imprimerie rendait possibles

- un gain considérable de temps

- la reproduction de textes à l'identique

- la diffusion de ces textes en grand nombre d'exemplaires.

 

Un accès élargi à la connaissance

Au fil des siècles, dans une évolution qui se poursuit encore, on vit ainsi paraître une grande variété de textes, alors que les efforts des copistes étaient principalement consacrés aux livres sacrés. La reproduction et la diffusion en nombre permirent un accès élargi à ces documents. La connaissance du Texte n'était plus réservée aux clercs, l'accès aux textes, aux sources de la connaissance s'ouvrait, en principe du moins, à tous.

Un instrument de liberté...

Dans un mouvement liant intimement les modifications techniques aux évolutions sociales, les rapports entre l'imprimerie et le développement des libertés s'établirent dans un équilibre sans cesse remis en cause.

L'accès de tous à la lecture, l'existence de la liberté de publier, et de la liberté de la presse en particulier sont des caractéristiques fondamentales d'une société démocratique. À l'inverse, le fait que certaines catégories sociales, ou les populations de pays entiers, aient peu ou pas accès à la lecture est l'une des premières composantes de la description de sociétés inégalitaires.

Pilier des sociétés démocratiques que la liberté de publier, et donc de critiquer et de faire connaître ses critiques. Pamphlets contre le roi imprimés en Hollande, presses à imprimer éditant les tracts de la Résistance contre le nazisme, et, tout bonnement, dans notre vie quotidienne, liberté d'éditer, de publier, de vendre et d'acheter livres et journaux sont sans aucun doute les outils fondamentaux du pluralisme et de la liberté de pensée.

En cette fin du vingtième siècle, l'écrit fait partie intégrante de notre société. Chacun a, en principe du moins, accès aux librairies et maisons de la presse, et peut utiliser les bibliothèques, centres de documentation et autres médiathèques publiques. De grands groupes économiques se disputent le contrôle de tel ou tel secteur de la presse ou de l'édition. La photocopie, la télécopie, facilitent encore la diffusion du texte, au prix de sérieux problèmes quant au respect des droits d'auteur.

... qui nécessite des limites, dont la définition exprime l'état de la société.

Mais d'emblée aussi apparut, d'une part le fait que l'écrit imprimé pouvait contribuer aux atteintes aux libertés, et d'autre part que, dans une société structurée, tout ne pouvait être imprimé sans limite.

Des lois, évoluant selon les pays, selon les époques, selon les régimes, fixent ces limites : respect de la vie privée, interdiction de la diffamation, respect des "bonnes moeurs", respect des institutions légales, protection de certains secrets d'État, protection de la propriété intellectuelle, rémunération des auteurs... Les frontières ainsi définies évoluent sans cesse, font l'objet de consensus, de luttes, de rapports de forces, mais existent partout.

Leur respect s'appuie, en particulier, sur l'existence de l'objet matériel que sont le livre et le journal, et des processus matériels qui conduisent à leur fabrication. En France, la mention sur toute publication du nom de l'éditeur (ou du responsable de publication), et de l'imprimeur est obligatoire. Le dépôt légal est, lui aussi, obligatoire. L'imprimé peut être interdit à l'affichage, ou saisi, ceux qui ont contribué à sa publication ou à sa diffusion faire l'objet de poursuites.

Apprendre à lire

Le système éducatif est, évidemment directement concerné par le fait que l'accès de tous à l'écrit est en général considéré comme une pierre de touche du fonctionnement démocratique de la société. De l'école de Charlemagne aux hussards noirs de la république, des polémiques sur l'illettrisme en France aux campagnes d'alphabétisation dans les pays en voie de développement, l'accès au livre fait l'objet de constants efforts d'instruction. Savoir lire, et donc comprendre le sens d'un texte, ne va pas de soi : cela s'enseigne, cela s'apprend. Citons ici pour seul exemple les actuels programmes de l'école primaire, où l'on se donne pour objectif non seulement que les enfants sachent déchiffrer, mais aussi qu'ils acquièrent les méthodes permettant d'accéder au sens du texte et d'exercer leur esprit critique.

L'apparition du traitement informatisé de l'information

Dans cet univers du support matériel imprimé le traitement informatisé de l'information fait irruption en 1944. Préside à sa naissance, comme c'est souvent le cas pour les grandes évolutions technologiques, la conjonction de travaux théoriques (en particulier ceux, toujours d'actualité, de Turing et de Von Neumann) et de nécessités économiques et politiques (en l'occurrence les besoins de calcul liés à l'effort de guerre).

Progressivement, l'opinion publique fut alertée sur les considérables bouleversements que l'informatique allait entraîner dans l'organisation et le fonctionnement de la société. Les perspectives n'étaient, d'ailleurs, pas toujours judicieusement perçues. Ainsi, l'auteur de science fiction Asimov, dans de nombreuses et passionnantes nouvelles sur les robots, mettait en scène, dès 1939, des machines ayant forme humaine, avec une question insistante : les robots risquaient-ils de penser à la place de l'homme, de se révolter contre lui, de prendre le pouvoir, de remplacer Dieu ? Les enjeux du développement de l'informatique sur l'organisation sociale et les libertés des citoyens étaient entrevus, mais décrits de façon très restrictive.

De même, l'opinion publique est actuellement sensible au fait que l'ordinateur ne travaille que sur des 0 et des 1 : la complexité des traitements réalisés s'oppose, de façon fascinante, au caractère apparemment sommaire de la façon dont ces traitements sont réalisés... On a même pu lire sous la plume d'un écrivain connu que "l'ordinateur ne pourrait jamais rendre compte de la complexité de la pensée, lui qui ne travaille qu'avec des 0 et des 1". Sans entrer en détail dans le riche débat ouvert par cette affirmation, notons que nul spécialiste de traitement de l'information n'assigne pour objectif à l'ordinateur de "traiter" la complexité de la pensée. De plus, tous les livres, représentant sans doute aux yeux du même écrivain la complexité de la pensée, utilisent eux-mêmes un code d'une petite trentaine de caractères. Ne faisons pas l'injure au philosophe de supposer qu'il attribue au nombre 2 la simplicité du sommaire et au nombre 30 la richesse de la complexité. Constatons seulement que là n'est pas le problème. La question est bien de savoir, devant la complexité des traitements effectués par la machine, quel sens l'utilisateur, l'homme, peut attribuer aux résultats de ces traitements. Comment ont-ils été obtenus, selon quelles limites de validité, dans quel contexte pouvons-nous les utiliser ?

Plus que le caractère binaire, la rupture introduite par le traitement informatisé de l'information nous semble, d'abord, être celle du passage du continu au numérique. Cette caractéristique (qui, nous l'avons vu, existait déjà pour le texte imprimé) introduit de considérables conséquences dans le traitement des phénomènes physiques, du continu au discret. Mais surtout, le codage numérique ouvre la possibilité de traitements complexes et formalisés, qu'un néologisme heureux a baptisé, en français : informatique.

Du livre à la "Toile" : un nouveau changement d'échelle...

Evoquons sans y insister, les différentes étapes du développement de la technologie informatique, chacune liée, d'ailleurs, à une représentation idéologique sous-jacente concernant l'organisation de la société ou de l'entreprise : informatique centralisée, ordinateur individuel, réseaux locaux. Dès la fin de la décennie 70, apparaît l'idée de fédérations de réseaux. Son usage concerne d'abord les chercheurs universitaires. En 1996, Internet touche plusieurs dizaines de millions d'utilisateurs dans le monde. Il est l'objet de riches utilisations, mais aussi de toutes les modes et de tous les lieux communs. Le phénomène médiatique est tel que certains en arrivent à douter que l'on puisse vraiment travailler avec quelqu'un qui n'a pas d'adresse e-mail ; tout journal, toute revue se doit, aujourd'hui, de titrer périodiquement sur les bouleversements entraînés par le "Web", la "Toile", gigantesque savoir mondial mis à la portée de tous...

Un accès élargi à une immense quantité d'informations...

Tout comme l'apparition de l'imprimerie, l'utilisation massive des réseaux mondiaux marque une extension considérable des possibilités d'accès pour tous aux supports du savoir.

Utilisé surtout, à ses débuts, dans les cercles de la recherche universitaire, Internet est aujourd'hui un outil de travail presque indispensable pour de très nombreux chercheurs. Echanges intellectuels entre spécialistes sur tel point de recherche en cours, liste de chercheurs, accès aux bibliographies ou articles publiés sont pour beaucoup des pratiques quotidiennes de leur travail.

Rares, heureusement, sont les pays où l'utilisation d'Internet suscite a priori la méfiance des institutions, où tout terminal doit être déclaré à la police, et où tout échange est contrôlé. La mise en place de systèmes mondiaux de communication par satellites rendra sans doute rapidement vains ces efforts de contrôle direct.

Dans notre société, chacun peut, en principe, utiliser les bibliothèques et les librairies et y trouver livres et journaux. Internet ouvre à chacun la possibilité encore plus large de consulter presque instantanément, sans contrainte géographique, et presque gratuitement une multiplicité de sources d'information dont le nombre est tel que, pour l'utilisateur, il s'apparente au "quasi infini" de la Bibliothèque de Babel.

Pour peu que je sache comment chercher, je trouve sur Internet le contenu de la bibliothèque du Congrès des Etats-Unis, les reproductions des tableaux du musée du Louvre, les éléments fondamentaux de la culture des Inuit, convertis en html par les Inuit eux-mêmes, toutes les chansons, paroles et musique, de Georges Brassens, le centre multimédia des écoles primaires de Saint Laurent du Chamousset, la reconstitution virtuelle de la grotte sous-marine de Cosquer. Qui peut jurer qu'on n'y trouve pas déjà, comme dans l'immense et inextricable Bibliothèque, l'évangile gnostique de Basilide, le commentaire de cet évangile, le commentaire du commentaire de cet évangile... ?

... qui suppose une formation des utilisateurs, et donc une implication du système éducatif.

La description de cette "Toile de Babel", qui confirme les extraordinaires intuitions de J.-L. Borgès décrivant sa Bibliothèque, illustre en particulier la nécessité, pour le système éducatif, de donner à chacun une indispensable formation à l'utilisation critique de tels outils.

Le chercheur, l'honnête homme du vingtième siècle, ne peuvent utiliser rationnellement les livres stockés dans les bibliothèques et centres de documentation mis à leur disposition sans quelque formation aux principes de la recherche documentaire. En serait-il autrement pour la "Toile" ? Le système éducatif ne se doit-il pas de dispenser une formation de base aux méthodes de recherche documentaire, y compris sur les outils multimédia ? Les étranges résultats que donnent aux questions posées les célèbres moteurs de recherche sur Internet (Yahoo, Ecila ou autre Altavista...), le caractère souvent surprenant des immenses listes de serveurs que l'on obtient en réponse à telle requête montrent bien que, sans question intelligente, nul logiciel ne fournira de réponse intelligible...

La responsabilité du système éducatif est encore accentuée par le fait que les informations disponibles sont structurées sous forme de réseaux de liens hypermédia. Le grand public reconnaît ici la "navigation" qui permet à chacun, en "cliquant", de sauter, de "naviguer" (certains diront : "zapper") d'une idée à l'autre, d'un document à l'autre, d'une situation à l'autre. Le moderne navigateur, l'internaute, rejoint le voyageur de la Bibliothèque de Borgès. On a décrit des aspects positifs de cette structuration, qui permet d'apprendre "par voisinage", et qui offre, au détour de la navigation, des vues et des ouvertures sur des horizons insoupçonnés, que le hasard des contextes permet de découvrir, puis d'explorer. Remarquons cependant que, même si des recherches commencent à ce sujet, nul didacticien, psychologue ou cogniticien n'a encore, pour l'instant, étudié les réels mécanismes d'apprentissage à l'oeuvre dans cette navigation. On apprend sans doute beaucoup ainsi, mais qu'apprend-on vraiment ?

Certains philosophes voient déjà dans Internet un "dynamitage" positif de la concentration du savoir, "le réseau permettant à la fois la diffusion du savoir et l'apparition de nouvelles sources" (Michel Serres). D'autres, tels A. Finkielkraut, mettent en garde contre la confusion entretenue entre Voir et Savoir, entre Savoir et Connaître.

Peut-on craindre que l'utilisation généralisée d'Internet ne conduise à une société totalement inégalitaire ? Une petite minorité se servira des immenses connaissances ainsi mises à sa disposition, pour apprendre, travailler, se distraire ; une autre fraction de la population trouvera ici une nouvelle drogue, passant une partie de son temps dans les dérivatifs ludiques des mondes virtuels ; une autre partie enfin, privée de la culture ou des moyens techniques nécessaires, restera à l'écart de cet immense mouvement. Un nouveau clivage ? Question de degré sans doute. Qui saurait affirmer sans quelque cynisme que l'accès à l'écrit est actuellement égalitaire ? Le phénomène Internet accentuera sans aucun doute ce problème, si l'on n'y prend garde ; il ne le créera pas. À nous d'y veiller, en faisant en sorte que le système éducatif dote chacun des outils indispensables devant cette émergence de nouvelles formes de travail intellectuel.

Au contraire de la sagesse populaire, nous considérons que, pour le système éducatif, tout ce qui est nouveau n'est pas nécessairement beau. S'ouvre à nous un double devoir. Il convient d'une part, dans l'utilisation des produits et systèmes informatisés, et des réseaux mondiaux, d'éviter l'illusion que toute activité est formatrice dès l'instant qu'elle s'appuie sur des techniques modernes. Une forte implication des équipes pédagogiques, une formation solide du corps enseignant, un investissement clair de l'institution sont des conditions indispensables pour que les produits disponibles sur les serveurs créés par les académies ou le ministère répondent à un réel souci de formation dans les diverses disciplines. Il convient d'autre part, et nous y reviendrons, de veiller à ce que chacun puisse acquérir, dans le système scolaire, les connaissances minimales sur le traitement de l'information qui lui permettront une utilisation rationnelle de l'ensemble de ces techniques.

... mais aussi un changement de nature quant aux rapports à la matière et à l'espace...

L'une des différences fondamentales entre l'information échangée sur les réseaux et l'information imprimée n'est pas tant le codage sous forme de 0 et de 1 que le fait qu'aucun transfert de particules de matière n'intervient lors des échanges d'information dans les systèmes informatiques. Par une intuition visionnaire, les responsables du musée G. Pompidou avaient, il y a près de vingt ans, marqué cette évolution en présentant une exposition intitulée "Les Immatériaux", consacrée à des oeuvres d'art réalisées sur des supports électroniques. Le stockage, la visualisation de l'information nécessitent des supports matériels : disques, écrans, papier pour l'imprimante. Les échanges d'information, eux, dès que l'on quitte la technique efficace mais rustique de l'envoi de disquettes par la poste, se font sans transfert de particules de matière.

Nous avons évoqué quelques unes des conséquences du fait que le livre, le journal, sont des objets matériels, que l'on produit et échange en modifiant et déplaçant de la matière. Le fait qu'il n'en soit pas de même lorsqu'on échange l'information dans les systèmes informatiques entraîne, nous semble-t-il, des considérables conséquences, dont nous n'évoquerons que quelques unes.

Qui engage sa responsabilité ?

Alors que l'on peut, sans trop de difficultés, trouver l'éditeur et l'imprimeur d'un livre, comment identifier l'auteur d'un texte, le responsable d'une image circulant sur le réseau ? La notion même d'auteur n'est-elle pas battue en brèche par la difficulté de signer de façon fiable un texte électronique, et par l'habitude prise sur certains réseaux d'utiliser des pseudonymes ?

La "sécurisation" des signatures électroniques est l'un des enjeux économiques importants du développement des réseaux du type Internet. Sans une telle sécurisation, pas de sécurité des échanges financiers.

Indépendamment de ces enjeux financiers, on voit l'importance des enjeux intellectuels ici soulevés : l'existence de signatures électroniques sécurisées attesterait de l'identité des auteurs, engagerait leur responsabilité. Mais n'y a-t-il pas là une atteinte aux principes de fonctionnement très libertaires en vigueur jusqu'à maintenant sur les réseaux ? Et comment éviter un fichage généralisé des opinions circulant sur le réseau, fichage que la puissance des moyens informatiques rendrait d'une efficacité et d'une ampleur redoutables ?

À l'heure actuelle, la situation sur Internet est donc souvent celle de l'existence d'informations, de banques de données placées sous la seule responsabilité de leur créateur, sans que ce créateur soit toujours clairement et juridiquement identifiable. Tel le voyageur errant dans la Bibliothèque de Babel, l'utilisateur se trouve donc face à une masse considérable, et le plus souvent non validée, d'informations diverses pour lesquelles personne n'engage vraiment sa responsabilité intellectuelle : "l'histoire minutieuse de l'avenir, les autobiographies des archanges, le catalogue fidèle de la Toile, des milliers et des milliers de catalogues mensongers...".

Quel est le document original ?

L'absence de support matériel rend aussi beaucoup plus difficile l'appréhension de la notion "d'original" d'un document. Susceptibles d'être copiés très facilement, et d'être modifiés de façon tout aussi facile, les différentes versions d'un document informatisé sont, chacun en a déjà fait l'expérience, difficiles à dater, parfois difficiles à distinguer. Schématiquement, l'imprimerie permettait la réalisation d'un grand nombre d'exemplaires identiques, l'informatique permet la réalisation d'un grand nombre d'exemplaires dont il est très difficile de vérifier la similitude. En l'absence de signature sécurisée, comment décider de ce qui fait foi ? Parmi toutes les répliques d'une banque de données réalisées sur divers serveurs-miroir dans le monde entier, comment distinguer la version "à jour" des autres versions ? Ou de celles qui auraient été modifiées de façon malveillante ou ludique ?

Et pour combien de temps ?

Ajoutons encore que de nombreux chercheurs sont actuellement préoccupés par la pérennité des documents réalisés de façon électronique. On peut retrouver des manuscrits aux bords de la Mer Morte, et les étudier, mais quelle est la durée de vie des disques durs et autres disquettes ? À supposer même qu'ils se conservent, comment ces supports, correspondant à un état très évolutif de la technologie, et écrits sous des logiciels eux-mêmes rapidement obsolètes, pourront-ils être décodés dans un lointain futur ?

Un exemple d'actualité : l'édition virtuelle des revues scientifiques.

Tout fournisseur d'accès à Internet propose aujourd'hui à ses abonnés de créer leurs propres pages. Magnifique outil de liberté d'expression, qui me permet de faire connaître mes idées au monde entier., alors que, debout sur un cageot à Hyde Park Corner, je ne touchais que quelques auditeurs.. Mais aussi formidable instrument au service du narcissisme de chacun. L'intérêt d'une telle liberté peut rapidement crouler sous le poids de ces individualismes conjugués : l'internaute, tel le voyageur de la bibliothèque, serait alors condamné à naviguer désespérément à la recherche du sens dans la masse immense de ces pages, de ces voix clamant, peut-être, dans le désert.

Plusieurs des points que nous venons d'aborder, relatifs aux limites du temps, de l'espace, et de l'engagement de la responsabilité se trouvent rassemblés dans une question qui préoccupe aujourd'hui certains membres de la communauté scientifique : celle de l'édition virtuelle des revues.

Les chercheurs scientifiques qui veulent publier les résultats de leurs travaux doivent actuellement, pour que ces publications aient quelque crédibilité, s'adresser à des revues imprimées reconnues. Leurs articles sont soumis à la lecture de "referees", spécialistes du domaine considéré. L'éditeur de la revue engage sa responsabilité pour accepter les articles. La notoriété de la revue sera garante de la qualité scientifique. Les textes ainsi publiés servent de référence aux travaux ultérieurs ; le nombre d'articles publiés et la nature des revues où ils l'ont été font partie du bilan du travail de tout chercheur.

L'édition électronique, qui affranchit de la nécessité du support papier, ouvre de nouvelles perspectives.

Ainsi tout chercheur peut "publier" librement sur Internet, dans des pages Web ou dans des forums, les résultats de ses réflexions. Il pourrait ainsi ajouter à son bilan de travail l'ensemble de ses publications électroniques. Mais analysées par quels "referees" ? Avec quel degré de validité ? Et quel chercheur pourra consulter une telle quantité de "publications" ?

Dans plusieurs domaines, on s'oriente vers l'édition virtuelle de revues : les textes sont disponibles sur le réseau, chacun les imprime selon ses propres centres d'intérêt. On voit bien l'apport d'un tel dispositif, qui met à la disposition de la communauté mondiale des chercheurs tout un ensemble de textes jusque là dispersés. Mais, là encore, les effets induits sont actuellement loin d'être tous maîtrisés. Le fait que l'information circule gratuitement va-t-il déstabiliser un système, actuellement fiable, où les laboratoires souscrivent des abonnements payants aux revues imprimées qui les concernent ? Les revues à édition virtuelle mettront-elles en place un fonctionnement par referees aussi systématisé que celui qui existe actuellement ? Le fait que l'on soit, sur le réseau, beaucoup moins soumis aux limitations matérielles du nombre de pages va-t-il conduire à une inflation du nombre d'articles, et à une baisse de la qualité des referees ? Apparemment éloignées des préoccupations de l'enseignement secondaire, ces questions ne peuvent, nous le verrons, nous laisser indifférents.

... dont les conséquences juridiques et institutionnelles sont encore mal perçues

Internet, un instrument de liberté, qui nécessite des limites, actuellement très difficiles à définir.

On retrouve ici, sans surprise particulière, les débats sur les possibilités et les limites offertes au développement des libertés, débats que nous avons déjà rencontrés pour le support imprimé. Là encore, l'absence d'échanges matériels crée des spécificités ouvrant tout un champ de questions actuellement non résolues.

Dans l'esprit de ses créateurs, de ses premiers utilisateurs, l'expression sur Internet était totalement libre, soumise à la seule critique des autres utilisateurs, et au respect des quelques règles de courtoisie de la "netiquette". Les utilisations étaient essentiellement universitaires, les chercheurs échangeant ainsi de façon rapide sur leurs travaux.

L'extension du nombre des "connectés", le fait que l'on passe maintenant d'une utilisation ne concernant que quelques "happy few" à une utilisation de masse, pose le problème en d'autres termes. Le fait encore que la Toile semble un support extraordinairement prometteur pour les échanges commerciaux, jusque là inexistants ou très peu présents change, lui aussi, la nature même des questions soulevées.

Peut-on accepter que quiconque ait accès, via le réseau, (ou place sur le réseau) à des informations contrevenant aux lois de chaque pays ? Les polémiques actuelles concernent surtout les activités à caractère pédophile et la propagande nazie ou révisionniste, mais la question est évidemment beaucoup plus générale. L'une des décisions prises lors d'une récente conférence internationale vise à "contrôler l'utilisation des technologies modernes de communication par les terroristes". Vaste programme, dont la réalisation, convenait le communiqué final de la même conférence, ne va pas de soi...

En l'absence d'échanges matériels, la notion même d'état, et de lois s'appliquant à l'intérieur des frontières de l'État n'est-elle pas remise en cause, ne risque-t-elle pas de voler en éclats ? Tout "navigateur" d'Internet a évidemment constaté qu'il ne dispose en général d'aucun moyen pour connaître la localisation géographique des supports des informations qu'il est en train de consulter. Quelles lois territoriales s'appliquent dans ces conditions ?

De plus, en l'absence d'échanges matériels, comment confier au fournisseur d'accès le statut d'éditeur responsable de publication ? L'une des pistes actuellement les plus prometteuses (quoique de mise en oeuvre très complexe) semble être celle de la création de "filtres" autorisant l'accès à tel ou tel type d'information et interdisant d'autres accès. On voit bien, cependant, toutes les difficultés de ces projets : qui décidera du classement des informations, qui décidera des droits d'accès ?

D'autres problèmes juridiques, faisant l'objet pour le livre de lois spécifiques et familières, restent souvent non résolus pour Internet. Faut-il, pour éviter les utilisations illégales, interdire le cryptage des données, et si oui comment assurer en même temps la sécurité des échanges confidentiels, et la possibilité d'échanges financiers ? Face à la facilité de la copie des fichiers informatiques, comment protéger les droits des auteurs alors que quiconque peut charger les fichiers consultés sur son propre ordinateur ? Et comment rémunérer les auteurs dans un système actuellement surtout fondé sur la gratuité des échanges ?

La France a été longtemps en avance quant à la qualité de sa réflexion sur l'éthique des conséquences de l'utilisation de l'informatique ; la remarquable loi dite "Informatique et Libertés", toujours en vigueur, quoique souvent méconnue, a ouvert la voie dès 1978. Des principes fondamentaux étaient institués : droit d'accès de chacun aux informations le concernant, réglementation du stockage de certains renseignements (opinions politiques, informations à caractère racial, numéro unique d'identification...), conditions mises à l'interconnexion des fichiers. De même, dès 1985, une loi définissait le logiciel comme objet de propriété intellectuelle.

Force est de constater que le caractère mondial des réseaux, la nature particulière des problèmes techniques posés, et les enjeux économiques et sociaux font que l'élaboration des lois régissant Internet et les réseaux est difficile, et leur mise au point délicate.

Une loi concernant le cryptage des données doit être prochainement publiée. La rédaction des décrets d'application apparaît, déjà, pleine d'embûches. Une loi définissant les responsabilités des fournisseurs d'accès, assimilés à des éditeurs, et le rôle que pourraient jouer en la matière diverses instances de régulation a été votée récemment, mais doit être remaniée à la demande du conseil constitutionnel. Concernant le droit d'auteur, divers procès ont déjà défrayé la chronique : il n'y a pas réellement, comme on le dit parfois, de "vide juridique", mais, simplement (si l'on peut dire...) des difficultés d'application des lois existantes compte tenu des spécificités des échanges électroniques d'informations.

En conséquence, quels modes de fonctionnement adopter pour les serveurs académiques ou nationaux du ministère de l'éducation nationale ?

Prenant rapidement la mesure des potentialités des réseaux du type Internet, l'éducation nationale a d'ores et déjà mis en place des serveurs nationaux, des expérimentations académiques ou locales, ou des accès ouverts à certains types d'utilisateurs (professeurs de classes préparatoires, par exemple).

Les enseignants impliqués dans ces expérimentations ont d'emblée pris la mesure des grandes possibilités de travail en équipe offertes par le courrier électronique et par les échanges de fichiers.

Sur de nombreux serveurs existent maintenant des pages "Web" résultant des travaux pédagogiques d'équipes nationales, académiques ou d'établissement.

Les diverses questions posées précédemment sur un plan général prennent, sur ces serveurs, des formes précises, qui doivent trouver des solutions tenant compte à la fois de la liberté pédagogique des enseignants et de la responsabilité de l'institution sur le contenu de serveurs placés sous sa responsabilité.

Il nous semble que, puisque les serveurs concernés sont des serveurs institutionnels, des règles précises de validation peuvent, doivent être mises en place quant aux documents diffusés. Responsabilité de l'équipe pédagogique de l'établissement pour les documents internes à un établissement, validation académique (sans doute par l'IPR-IA de la discipline concernée) pour les serveurs académiques, ou validation nationale (par exemple par l'inspection générale) pour les documents implantés sur les serveurs dépendant d'instances nationales. Cette proposition semble contradictoire avec la pratique qui fait que quiconque peut, sur les serveurs privés existant, créer toute page à sa guise. Elle l'est ! Cette proposition de validation nous semble seule à même, pour des serveurs qui, répétons-le, sont sous la responsabilité de l'institution, de garantir une qualité qui évitera la prolifération d'une quantité d'informations dont la masse nuirait à l'utilité. L'évocation des soucis des membres de la communauté scientifique quant à l'édition virtuelle des revues doit sans aucun doute nous conduire à une telle prudence, même si certains pourront y voir une forme de contrainte.

De même, quelques règles déontologiques devront être définies pour l'utilisation des documents implantés sur les serveurs de l'éducation nationale : signer les messages et articles, citer les sources, préciser les modifications faites, dater les documents. La facilité avec laquelle peuvent être modifiés les fichiers informatiques rendra nécessaire le respect de ces quelques principes déontologiques. Il ne semble ni possible ni souhaitable de définir sur ce point des règlements. Un ensemble de règles clairement publiées et librement acceptées au sein de la communauté éducative devrait y suffire.

Enfin, même si les perspectives sont sur ce point encore très floues, l'institution pourra, nous semble-t-il, difficilement échapper à une réflexion précise sur les filtres à mettre éventuellement en place (au moins pour les élèves) sur les serveurs institutionnels. Ces éventuels filtres interdisant tel ou tel accès seraient fort judicieusement complétés par la mise au point d'outils pédagogiques incitatifs, aidant et guidant les élèves dans leur travail. À l'image de l'utilisateur de tel logiciel de navigation, qui constitue l'annuaire des serveurs qu'il utilise le plus fréquemment, les élèves seraient aidés dans leurs choix, en fonction de la discipline qu'ils souhaitent travailler, de la notion qu'ils souhaitent étudier, du domaine auquel ils s'intéressent. Les équipes académiques ou nationale travaillant sur Internet ont, nous semble-t-il, un rôle déterminant à jouer sur ce point.

Des traitements complexes, dans des temps très courts

Grâce aux logiciels de plus en plus puissants, l'information informatisée peut, dans des temps très courts, faire l'objet de traitements très complexes. Il s'agit là, nous semble-t-il, d'une rupture radicale par rapport à l'information imprimée.

Une fois imprimée, l'information contenue dans un livre, un journal, reste relativement stable et définitive. On peut, certes, truquer une photo, modifier un texte en pratiquant d'habiles collages, utiliser les ressources de la photocopie, mais les modifications restent marginales, même si leurs conséquences peuvent être importantes.

Toute autre est la nature de l'information informatisée, qui, "de naissance", pourrait-on dire, a été conçue pour faire l'objet de traitements complexes, dont les résultats n'ont avec l'information initiale que des rapports qui, souvent, ne sont pas directement intelligibles.

Des traitements rapides...

La rapidité des traitements est telle que la durée est parfois imperceptible, et que la notion de temps s'efface devant l'illusion de l'instantané. La saturation d'Internet, ralentissant les échanges, apparaît même, dans ce contexte, comme insupportable. Deviennent ainsi possibles des traitements, des recherches, d'une ampleur jusque là inaccessible. A-t-on suffisamment insisté sur le fait que, dès 1978, le Minitel et son annuaire téléphonique permettaient en une fraction de seconde de trouver tous les abonnés au téléphone portant un nom donné dans un département ? Que, sauf saturation, Internet connecte l'utilisateur en un temps infime à tout serveur dans le monde entier, donnant l'impression grisante de "surf" ?

La durée inexorable du rythme des saisons doit faire place à l'immédiat, à la satisfaction non différée.

... et complexes.

La complexité possible du traitement de l'information conduit, elle, à des modifications dont l'utilisateur final maîtrise de plus en plus mal les conséquences. Bien qu'il ne s'agisse que d'un exemple parmi de nombreux autres, l'opinion publique est actuellement très sensible aux questions relatives au traitement de l'image, et aux "mondes virtuels". Montrant l'envers du décor, la télévision a consacré plusieurs émissions au traitement des photographies, dans la publicité, ou dans certaines séquences d'information. Plusieurs films ont mis en image des scènes historiques n'ayant jamais connu d'existence. Les films utilisant l'image virtuelle ont créé de toutes pièces des animaux, des personnages ou des mondes ayant toute l'apparence du réel. Peut-on, désormais, "en croire ses yeux" ? Les "mondes virtuels" permettent même à l'utilisateur non seulement de voir, mais aussi d'agir, et de ressentir les conséquences de ses actions. Utilisations professionnelles (opérations chirurgicales simulées, visites de bâtiments dont seuls les plans existent...) ou ludiques (jeux d'arcades, jeux de simulation et jeux de rôles) connaissent un développement aux enjeux économiques et sociaux considérables.

Apprendre à comprendre "ce que tout cela veut dire".

L'ordinateur, on le sait, traite du code, et non du sens. Au contraire de ce que craignait Asimov dans ses nouvelles, la machine ne peut donner de sens aux résultats des traitements qu'elle effectue. Seul l'utilisateur, averti et éduqué, le peut. Cela suppose, cela impose que cet utilisateur maîtrise quelques notions fondamentales sur la nature, les possibilités et les limites du traitement de l'information. Lorsqu'un ordinateur "donne" tel conseil relatif à la gestion financière ou économique, selon quel programme de simulation a-t-il travaillé ? Ce programme était-il utilisé dans ses conditions de validité ? Comment présenter des requêtes dans des bases de données ? Comment interpréter les résultats des traitements des images ? Les calculs effectués par un tableur, les spectaculaires graphiques que fournit ce tableur sont-ils valides dans telle situation déterminée ? Les images et graphismes apparaissant sur l'écran rendent-ils compte du phénomène étudié, ou font-ils apparaître, des biais, des illusions dus à la méthode de traitement ? En un mot, quelle utilisation rationnelle l'utilisateur peut-il faire des résultats des traitements de l'information, et comment peut-il lui-même, rationnellement, demander à l'ordinateur d'effectuer de tels traitements ?

Sur ces questions, la responsabilité du système éducatif est grande. Passionnant défi, à l'aube du vingt et unième siècle !

Jean-Michel Bérard,

Inspecteur général,
groupe physique-chimie

Ce texte est publié dans le numéro de décembre 1996 du Bulletin de l'Union des Physiciens. Il est reproduit avec l'aimable autorisation de l'Union des Physiciens.

Paru dans la  Revue de l'EPI  n° 85 de mars 1997.
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