Les Réseaux Buissonniers
Écrire à plusieurs, écrire à distance

Hélène Godinet
 

* Cet article reprend la plupart des observations et réflexions élaborées pour une communication au colloque du CIPTE "Réseaux Technologiques, Réseaux Humains", Montréal, octobre 1995

* Une présentation hypertextuelle des Réseaux Buissonniers est disponible sur Internet à l'adresse suivante : http ://www.alpes-net.fr/~fbocquet/pnrv/ecoles/rb

Introduction

"Internet, mon amour... Ce n'est pas le titre du roman posthume de Marguerite Duras. Plutôt le cri du coeur d'une partie de plus en plus importante de la population, ivre de CD-rhum, intoxiquée au minitel et droguée au multimédia /.../ Désormais, on ne parle plus, on communique. On ne raconte plus, on ouvre un site de narration interactive. On ne lit plus, on navigue. On ne feuillette plus, on circule. C'est le Net plus ultra. Après s'en être inquiétés, les défenseurs du livre-papier devraient, semble-t-il, s'en réjouir", ainsi s'exprime P. Assouline dans l'éditorial de la revue LIRE .

Pour notre part, enseignante de français, nous avons choisi de participer à la réflexion sur l'intégration des outils de communication au travers de situations d'expérimentation à l'école (messagerie télématique, consultation de banques de données, utilisation de logiciels de travail en réseau ...). C'est dans cette optique que nous participons au projet "Réseaux Buissonniers".

Origine du projet "Les Réseaux Buissonniers"

En France, depuis une dizaine d'années, se sont développés divers réseaux télématiques pédagogiques, souvent avec le soutien de l'institution. Ces expériences  ont connu des fortunes diverses, selon les moyens techniques et humains dont elles ont pu bénéficier.

Depuis décembre 1994, les élèves et les enseignants du Vercors, échangent, sur les Réseaux Buissonniers, informations, productions, réflexions, par le biais de textes, d'images et de sons. Ce projet s'est mis en place grâce à la collaboration de l'Education Nationale et de la Direction à l'Aménagement du Territoire soucieuse de développer le télétravail en zone rurale.

L'organisation matérielle du réseau

Les Réseaux Buissonniers relient aujourd'hui plus de 100 établissements scolaires de différentes communes rurales de l'Académie de Grenoble, écoles, collèges et lycées. Sont reliés, en outre, l'Inspection Départementale, l'IUFM de Grenoble et divers partenaires : le Parc Naturel Régional du Vercors, le District  du Plateau de Villard-de-Lans, les consultants d'une société informatique  ...

Chaque site est équipé d'un micro-ordinateur adapté aux applications multimédia, d'un modem à haute vitesse et d'une imprimante ainsi que d'un logiciel de communication, Lotus Notes, qui permet de travailler en groupe, à distance.

Il est possible d'être partenaire des Réseaux Buissonniers quel que soit le système d'exploitation dont on dispose (Macintosh ou Windows).

Les établissements qui le souhaitent sont également connectés à Internet et nouent des relations nationales et internationales.

La formation des enseignants

Elle est placée sous le signe de l'hétérogénéité. Elle concerne en effet des enseignants déjà familiarisés avec l'utilisation de l'ordinateur pour leur travail personnel, des enseignants formés lors d'opérations précédentes et ayant intégré, peu ou prou, les Technologies d'Information et de Communication dans leurs pratiques de classe, mais aussi, en grande partie, des enseignants parfaitement novices.

Elle porte sur quelques grands axes : prise en main par l'enseignant et les élèves des différents outils (matériel et logiciel), intégration des TIC dans la classe, structuration des réseaux, organisation de la communication, élaboration de projets à court et long terme. Elle veut répondre aussi bien aux questions techniques, relatives au fonctionnement du réseau, qu'aux interrogations pédagogiques (comment faire avec un seul ordinateur par classe ? quels logiciels utiliser pour ... ?) .

Elle se poursuit tout au long de la période d'expérimentation de façon individualisée, soit sous la forme d'aides techniques (installation de nouveaux logiciels, utilisation de scanner, appareil photo numérique...), soit sous la forme d'apports méthodologiques (mise en place de stratégies et d'activités avec une classe, aide au choix de didacticiels et autres produits multimédia éducatifs...).

Le suivi est apporté à travers un échange de questions/réponses ponctuelles, par le biais de la messagerie du réseau, ou par un déplacement du formateur sur le site.

L'organisation de la communication sur le réseau

Elle se caractérise essentiellement par une très grande souplesse .

La communication sur le réseau a été organisée avec le logiciel Lotus Notes, à partir des projets des participants. Techniquement, aucun accès n'est fermé : élèves et enseignants peuvent ouvrir toutes les bases et intervenir (consulter, questionner, répondre ...).

Les Réseaux Buissonniers comportent :

- une messagerie : chaque configuration (qui concerne un partenaire, c'est-à-dire un enseignant ou une classe ou une école ou un CDI) dispose d'une boîte aux lettres qui offre toutes les fonctionnalités du courrier électronique.

- des bases et forums variés : base de suivi de formation, base d'échanges pédagogiques (atelier lecture, atelier d'écriture...), bases thématiques (environnement, sports, technologies, liaison CM2/6ème ... ).

 

La souplesse du logiciel permet de faire évoluer la structure de communication, de créer et de supprimer des bases d'échanges et de sujets, en fonction des besoins et des usages. Il suffit que la proposition d'ouverture ou de fermeture, faite par le biais de la messagerie, soit acceptée par l'ensemble des partenaires. Par exemple, une base "classe de mer" est ouverte, lorsque quelques classes s'éloignent de 800 kilomètres pour découvrir une région maritime. Ainsi les observations recueillies par ces élèves peuvent être immédiatement transmises à ceux qui sont restés dans "les montagnes". Chacun peut enrichir une base en créant un sujet ou en apportant une contribution à un sujet existant.

La phase expérimentale

Pendant la phase initiale d'utilisation du réseau, les enseignants avaient souhaité se familiariser avec les divers outils - logiciel de communication, de traitement de texte, de dessins, découvertes de CDROM ...- avant de mettre en place des activités avec leurs classes. En réalité, beaucoup ont partagé savoirs et découvertes avec les élèves car ils ont l'intuition que, comme l'écrit S. Papert, si "certains d'entre nous, les "vieux" possèdent peut-être un savoir technique /.../ les enfants forment "la génération de l'ordinateur". C'est ainsi qu'on a pu échanger rapidement des productions intégrant textes et images et illustrant l'utilisation pertinente de la plupart des matériels et logiciels.

D'une façon générale, la simplicité des outils des Réseaux Buissonniers permet d'avancer que l'intégration des TIC dans les activités scolaires ne dépend que très peu de l'aspect proprement technique.

Les élèves communiquent

Ecrire "sur le réseau" encourage la diversification des productions . Les documents échangés s'apparentent à tous les types de textes. La production est souvent soignée sur le plan linguistique et typographique car la diffusion sur les Réseaux Buissonniers concrétise l'enjeu. Elle s'accompagne volontiers d'illustrations (dessins scannés, documents prélevés sur CDROM, photos numériques..).

Le plus remarquable est sans doute que les auteurs (individus ou groupe-classe) sollicitent fortement la réaction participative des lecteurs ; ils souhaitent être compris, avoir une réponse. Un début de texte narratif s'interrompt sur : "... à vous la suite !", un texte prescriptif doit être validé par ses usagers : "Nous aimerions bien que des enfants d'une autre classe essaient d'utiliser ces fiches pour fabriquer des lanternes et nous disent si ça marche, s'il y a assez d'explications..."

Chacun utilise à bon escient les apports du travail en équipe : "Bonjour, je fais partie de l'école d'Engins. Nous avons fait une leçon en Education Civique, et le maître nous a demandé de chercher combien il y a de Cantons et de Communes en FRANCE. Pouvez-vous nous aider ? "et partage les informations : "Concours terra incognita - Pour ceux que cela peut intéresser, voici un document récupéré sur Internet, il faut dessiner une carte d'un pays imaginaire".

Ainsi, si la "semaine de la lecture", placée sur le thème de l'humour, a fait apparaître sur les écrans des énigmes et jeux de mots à la manière de Queneau et de l'OULIPO, elle a aussi permis à certains d'ouvrir la porte de leur établissement... A partir d'une proposition de jeu de lettres, de jeunes épileptiques ont tissé leur lien :

Avant que j'arrive aux Violettes, les gens me rejetaient à cause de mon épilepsie. Bien sûr cette maladie est très impressionnante. C'était difficile pour moi ces deux dernières années. Depuis que je suis ici je me sens mieux et je fais moins de crises. En restant quelques temps dans l'établissement j'ai appris à avoir un peu plus confiance en moi. Finalement, je me sens prête à affronter le monde extérieur.

Généralement les établissements sont dans les villes, mais nous nous sommes dans la montagne.

Heureusement qu'il y a Villard de Lans pas très loin. Ici, nous profitons du ski et du soleil. J'aurai voulu vivre une vie normale. KO, nous sommes quand nous faisons des crises. Lentement nous retrouvons nos esprits pour redevenir nous même. Mais nous espérons tous guérir de l'épilepsie. Nous prenons des cachets pour cela. Oh ! si non je vis ma vie. Partout où nous sommes, les crises peuvent se déclarer à tout moment. Quand nous faisons des crises, les gens qui nous ne connaissent pas prennent peur. Réussir notre vie est important pour nous. Sentir l'avenir tout simplement. Toi je ne sais pas quelle est ton histoire. Unissons-nous pour vaincre notre angoisse. Veux tu de moi ? Wouah ! que le monde est beau ! Xavier, Thomas, Aline, Isabelle..... Yeux interrogateurs, ne vous posez plus sur moi.

Zut, l'alphabet est fini !

La prise en compte du lecteur, qui donne un sens à la communication, se concrétise à travers les fonctionnalités de communication du logiciel :

"Nous sommes en classe de MER à ERQUY.

Nous vous proposons comme documentation le texte que nous avons mis au point en commentaire de notre montage diapo-vidéo. Bonne lecture !!!

POUR LIRE NOTRE TEXTE, CLIQUEZ DEUX FOIS DANS L'ICONE - CLASSE DE MER "

Les élèves s'approprient non seulement les fonctions hypertextuelles du logiciel  (et le lexique associé "cliquez, icône"..) mais ils ont saisi le concept de hiérarchisation de l'information : sur la page d'ouverture, le lecteur est invité à chercher les informations supplémentaires ("lire notre texte"). Ce texte n'apparaîtra que si le lecteur le demande (l'active). Et c'est bien là un des éléments importants de la communication numérique interactive. Tout est disponible, diffusé, mais l'écrit (le message) de l'auteur n'est affiché que si le lecteur le veut bien. C'est l'activité participative du lecteur qui donne vie et sens au document.

Notons au passage l'aisance avec laquelle les élèves, même très jeunes, intègrent les pratiques de parcours, s'adaptent à une lecture multicodique, s'accommodent intuitivement du multifenêtrage des logiciels, naviguent dans la superposition des informations, jonglent avec icônes, textes...

Produire des écrits de façon collaborative et à distance

A l'école, écrire de manière collaborative et à distance ne fait pas partie des habitus scolaires ordinaires, même si le désir de communiquer ne date pas d'hier !

Les Réseaux Buissonniers permettent d'abord de tisser des liens entre divers travaux individuels. Plusieurs élèves et/ou classes travaillent sur un même sujet et les productions sont assemblées pour un résultat collectif qui se construit en direct sur le réseau. On n'attend pas que le produit soit "fini" pour le diffuser. On envoie des "versions provisoires" en souhaitant, implicitement ou explicitement, que le relais s'établisse : à la conjugaison oulipienne proposée :

J'embarque.
Tu bateau.
Il navigue.
Nous coulons.
Ils îles désertent (à distinguer soigneusement de "ils déserts" du verbe "je chameau" et de "ils désertent" du verbe "je m'engage".

s'ajoute celle des sportifs

Je glisse
Tu skies
il saute
nous surfons
vous slalomez
ils tombent

ou celle de ceux qui ont un "vécu"

je supermarkete
Tu cherches
Il vole
Nous cachons
Vous courez
Ils poulaillent

Ce vers quoi on voudrait tendre est, d'abord, une stratégie de partage ; chacun construit un élément et on harmonise sur proposition de l'un ou l'autre des interlocuteurs. La production de l'un peut être le point de départ ou le catalyseur de celle de l'autre.

Mais apparaît aussi le désir de construire à plusieurs, à distance. Citons, par exemple, le projet d'écrire un récit collectif, à la manière du Tour de France par Deux Enfants. Ecrire à plusieurs mains, sans qu'il y ait rencontre ou discussion préalable entre les divers scripteurs, est encore du domaine du pari, comme le suggère cet "avant-propos" rédigé par une enseignante :

Entrée possible : partir du circuit des enfants pour insérer les apports
Circuit : libre, en fonction des disponibilités de chaque classe
Formes écrite, dessinée...
Fréquence : les enfants ont toute l'année pour arriver au bout de leur périple.
Apports : histoire, géologie, faune, flore, contes et légendes, aventures extraordinaires, métiers d'autrefois et d'aujourd'hui, sports d'autrefois et d'aujourd'hui, économie... liste non limitative
En conclusion, la plus grande liberté. Seul impératif : faire découvrir notre région aux enfants branchés sur Lotus.
Et si le voyage tourne court définitivement ? Pas de problème! On pourra toujours essayer de trouver pourquoi cela n'a pas marché.

Ainsi, on a recours à un "artifice" : chaque classe écrit un chapitre correspondant au passage des héros dans le village. Les héros communs au récit vont créer le "lien", le thème du parcours géographique garantit l'harmonie sémantique ...

Bref, les idées ne manquent pas... Certes, il est beaucoup trop tôt pour conclure  et nous nous gardons bien d'un enthousiasme techniciste... Nous voulons simplement constater la quantité , et la qualité, des productions qui circulent aujourd'hui sur les Réseaux Buissonniers. Ne témoignent-elles pas du plaisir d'écrire et de communiquer de la part des élèves ?

Organiser la communication

Pour mettre en oeuvre des activités de lecture-écriture interactives, l'enseignant découvre peu à peu qu'il doit faire évoluer ses stratégies pédagogiques : il organise le travail par ateliers, les élèves ont accès à l'ordinateur de façon autonome... ; tout déplacement (physique) peut se faire sans autorisation ; les accès (informatiques) aux divers forums et bases ne sont pas contrôlés, etc. Ces pratiques ne peuvent se mettre en place dans l'improvisation . Elles ne sont pas sans conséquence...

Comme nous l'avons déjà dit, les outils sont de plus en plus conviviaux ; mais il nous faut maintenant repenser l'organisation de la classe, passer d'une pédagogie plutôt magistrale, à une organisation plus parcellisée dans l'espace, dans le temps, à une classe éclatée, sans pour cela laisser le pouvoir à la seule intuition. L'élève doit faire preuve d'initiative individuelle. Certains enseignants ont noté que la lecture des différentes informations envoyées sur le réseau demandait aux élèves un réel travail d'organisation et de structuration des connaissances.

"Quand l'enfant de la classe reçoit une question, il peut y répondre immédiatement ou en différé. Il doit pour cela chercher sa réponse, y réfléchir, produire un document... Pour produire une information, il doit aussi choisir la base pertinente pour la communiquer de façon efficace. "

C'est sur ce point, l'organisation de la communication, que nous percevons les plus grandes difficultés parce qu'elle est intimement liée à l'organisation pédagogique.

Ainsi nous avons constaté la participation relativement faible des partenaires du lycée ; elle ne s'explique sans doute pas, comme on a pu le suggérer, par d'éventuelles réticences des enseignants face aux TIC, mais par le poids d'une institution qui laisse peu d'espaces d'initiative à l'élève, qui veut faire fonctionner une pédagogie dite hétérogène avec des structures de classe homogène (cours par heure, disciplines cloisonnées, programmes imposés, préparations au bac...). Au lycée, le professeur est rarement perçu comme un partenaire dans l'accès au savoir, mais encore trop souvent comme un diffuseur de connaissances. Souvent peu préparé, il se sent inquiet face aux TIC qui s'accompagnent de pratiques pédagogiques souples : recherche de documents au CDI, navigation dans les CDROM attractifs, ou sur Internet etc.

L'intégration des TIC est apparemment plus facile en classe primaire car la communication s'organise autour du groupe-classe, d'un seul enseignant ; les contenus d'enseignement, les programmes, semblent moins contraignants. Les instructions recommandent de mettre en place des activités en lien avec le vécu de l'enfant. Au collège comme au lycée, les partenaires des Réseaux Buissonniers mettent peu à peu en place des projets interdisciplinaires, en atelier.. même si cela reste aujourd'hui une pratique relativement marginale.

Le travail en partenariat avec les membres des Réseaux Buissonniers suppose une grande adaptabilité parce que le cheminement n'est pas préconstruit.

Les enseignants communiquent

Certains enseignants ont adhéré au projet Réseaux Buissonniers pour éviter de rester seuls dans leur école de village, loin des partenaires, des échanges informels de savoirs et de savoir-faire, des ressources matérielles et documentaires que l'école urbaine offre naturellement. Un enseignant "de la ville" bénéficie de la proximité des bibliothèques, librairies, musées, de la possibilité du travail d'équipe avec ses collègues... L'utilisation des technologies d'information et de communication peut permettre de briser l'isolement.

A travers les Réseaux Buissonniers, se met peu à peu en place une forme de travail collaboratif.

On met à disposition immédiate de chacun les ressources communes. On échange des pratiques : /.../J'ai 26 élèves de CE1. Pendant des périodes ATELIERS, par groupes de deux, chacun a réalisé l'exercice en entier en manipulant la souris, le deuxième intervenant éventuellement pour aider son copain à lire ou comprendre la consigne (j'ai supprimé le son pour que les consignes soient lues)./.../ Qui a essayé autre chose ?

On partage des ressources : "M. S. prof de sciences éco., m'a prêté une cassette sur le travail des enfants de nos jours. On peut la faire circuler. Reportages très intéressants (200 millions d'enfants au travail dans le monde).

On pratique l'auto-formation réciproque : "Je pense avoir suivi les conseils de Marie-Claude mais je n'ai obtenu que les icônes des nouvelles bases. Quand je veux les ouvrir, le micro me demande si "l'appel est destiné au serveur,...etc." Que faire ? ?"

On amorce ou on poursuit des réflexions. Par exemple, sur la pratique de la lecture en classe : "/.../ On en a déjà discuté...

Je lis aussi beaucoup de livres aux enfants car je pense que l'école ne doit pas seulement constater que des enfants sont favorisés lorsque les parents lisent des histoires, les éveillent au monde artistique, les sensibilisent à l'environnement etc. mais doit chercher à combler la différence.

D'autre part, il me semble que le sentiment de culpabilité de temps perdu à lire des livres, vient de ce que les programmes présentent trop la grammaire, la conjugaison, etc. comme une fin en soi, au lieu de considérer que ce ne sont que des matières au service de la lecture et de l'écriture./.../ "

On diffuse "gratuitement" des outils : documents scannés, fiches d'exercices, listes, références bibliographiques, grilles d'évaluation etc.

Le plus important est sans doute de confronter, d'échanger des productions pour les faire évoluer, chacun acceptant peu ou prou de modifier son apport ultérieurement, au regard de ce que l'autre suggère ou sollicite... Ecrire sur le réseau, c'est aussi verbaliser, expliciter des stratégies pédagogiques. La communication permet alors de prendre du recul, pour valoriser ou enrichir ou remettre en question ses pratiques.

Réflexions et perspectives : stratégies d'écriture interactives ?

Comme nous l'avons dit, la communication n'est pas seulement tributaire des outils et de leur performance, mais de la capacité des partenaires à repenser la structure de la classe et les processus d'acquisition et de construction des savoirs. Comme le disait déjà N. Catach à propos des logiciels d'orthographe, "il ne s'agit pas d'habiller de neuf la vieille marchandise" .

L'ordinateur a créé un nouveau rapport à l'écrit, dans les processus - moteur et cognitif - comme dans les productions ; immatérialité du support, malléabilité du document, présence virtuelle de l'interlocuteur etc., autant de points sur lesquels s'interroge tout enseignant soucieux d'intégrer cet outil dans les pratiques de lecture-écriture.

L'arrivée massive des hypertextes et des hypermédias remet en question la linéarité de l'écrit ; elle implique des réflexions sur les stratégies de lecture-recherche, sur la lecture-navigation dans une masse sans cesse grandissante d'informations, sur le caractère pluricodique des activités de lecture-écriture (lecture-écriture des images, des couleurs, des sons..) mais aussi sur la nécessaire prise en compte de la structure des informations. Lire-écrire en réseau met en jeu des processus qu'il nous faudra encore observer, analyser, définir ...

Lire-écrire en réseau, c'est peut-être dépasser l'idée de rencontres, de partenariat et construire des projets selon le concept de liens . Il s'agit alors de quitter le linéaire, la séquentialité (celle de l'écrit livresque), pour aller vers l'idée de "toile d'araignée". La communication prend du sens dans sa multiplicité, celle des informations et celles des partenaires. Elle s'établira d'autant plus largement si toute production n'est pas prédéfinie par des consignes, une typologie etc. C'est le cheminement, le caractère imprévisible de la production plurielle qui semble en fait l'intérêt.

Or, lire-écrire sur les Réseaux Buissonniers, c'est s'adresser à une communauté relativement restreinte et homogène (socialement, linguistiquement, culturellement...). La communication est-elle réellement possible quand s'ajoute la distance ? c'est-à-dire le différé dans le temps, les vécus et les acquis plus ou moins proches des partenaires ?

Il apparaît nécessaire de réfléchir sur les aspects interactifs (au sens étymologique du terme , pour la construction du sens qui s'opère dans les échanges auteur-lecteur) de la production sur les réseaux. Le "producteur" sait, plus ou moins explicitement, qu'il aura un interlocuteur. Comment le prendre en compte ? Qui est-il ? Il faut aussi que l'apprenti-scripteur sache qu'une information sur le réseau prend du sens en fonction des liens qu'elle va établir avec les autres. Plus le réseau est étendu, plus la question sera complexe. Mais l'enjeu est d'importance ; et nous souhaitons vivement que les élèves qui lisent, écrivent sur les Réseaux Buissonniers, comme sur Internet, partagent l'espace du savoir. Comme l'écrit P. Lévy , "chaque fois qu'un être humain organise ou réorganise son rapport à lui-même, à ses semblables, aux choses, aux signes, au cosmos, il est engagé dans une activité de connaissance, d'apprentissage".

En guise de conclusion ...

Aujourd'hui la plupart des pays développés installent des réseaux électroniques à l'école. Il nous semble important que cette installation ne vise pas seulement à offrir de l'enseignement à distance. En lisant-écrivant sur le réseau, les élèves pourront apprendre à mettre en place des stratégies de partage des connaissances.

Si nous voulons que nos élèves sachent lire-écrire sur les réseaux, nous ne pourrons pas nous épargner une solide réflexion sur l'intégration pédagogique d'outils conçus pour l'échange, la recherche, la rencontre... Sinon le réseau ne sera qu'un distributeur - certes performant - d'informations. Or tout enseignant sait bien qu'il ne suffit pas de disposer d'informations pour acquérir des connaissances .

Ainsi, comme le suggère P. Lévy , ils seront plus aptes à "dépasser la société du spectacle pour aborder une ère post-médias, ère dans laquelle les techniques de communication serviront à filtrer les flux de connaissances, à naviguer dans le savoir et à penser ensemble plutôt qu'à charrier des masses d'informations".

Hélène Godinet
IUFM de Grenoble

Paru dans la  Revue de l'EPI  n° 83 de septembre 1996.
Vous pouvez télécharger cet article au format .pdf (176 Ko).

Références bibliographiques

Balpe J.-P. (1990) : Hyperdocuments, Hypertextes, Hypermédias - Eyrolles - Paris

Cohen, R. (1995) : La communication télématique internationale. Une mutation dans l'éducation. (Recueil d'articles et comptes-rendus d'expériences pédagogiques) - Ouvrage collectif dirigé par R. Cohen - édition Retz - Paris

Eco, U. (1985) : Lector in Fabula - Grasset - Paris

Levy, P. (1994) : L'Intelligence Collective - éditions La Découverte - Paris

Papert, S. (1993) : La Machine à Connaître ; Repenser l'école à l'ère de l'ordinateur - Paris - Dunod (traduction française 1994)

Serres, M. (1994) : Atlas - Julliard - Paris

 

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