Les espaces électroniques littéraires francophones

Alain Vuillemin
 

     De nouveaux espaces électroniques littéraires en langue française sont en train de se constituer avec l'essor récent des réseaux de télécommunications numérisées que l'on appelle les « autoroutes de l'information [1] ». Disponibles sous la forme de bases et de banques de données variées, consultables à distance par l'intermédiaire du réseau « Internet [2] » ou diffusées au contraire par l'entremise de disquettes informatiques ou de disques compacts optiques, ce sont des sources d'information nouvelles, qui commencent à apparaître non seulement sur la littérature française mais aussi sur les autres littératures d'expression française ; ces fonds documentaires, ces nouveaux « espaces électroniques » deviennent multiples, qu'il s'agisse d'information bibliographique ou d'édition de textes numérisés.

     L'information électronique sur les littératures en langue française est importante. Les catalogues des grandes bibliothèques françaises sont désormais informatisés, à commencer par celui de la Bibliothèque Nationale de France, à Paris, appelé B.N.F. pour « Bibliographie Nationale Française », et qui comportait en 1994 plus de 700 000 titres d'ouvrages reçus depuis 1970 au titre du dépôt légal. Il en était de même de Lise, le catalogue de la Bibliothèque Publique d'Information du Centre « Georges Pompidou », à Paris, riche de 250 000 titres et accessible par « minitel [3] », et de ceux des bibliothèques universitaires françaises, regroupés autour de deux catalogues collectifs : Sibil et le Pancatalogue, tous deux consultables aussi par le « minitel » (ou encore par l'intermédiaire d'un micro-ordinateur connecté au réseau téléphonique ordinaire). A ces instruments de repérage des publications s'ajoutent Electre, le catalogue du Cercle de la Librairie et du syndicat national français des industries du livre, qui recense tous les livres disponibles, chaque année, en langue française, et le C.C.N. (pour Catalogue Collectif National des publications en série), qui répertorie près de 190 000 titres de revues et de périodiques conservés en plus de 2 700 centres de documentation implantés en France. Ces catalogues permettent d'identifier et de localiser rapidement des ouvrages ou des titres de publications périodiques. Ils ne comportent pas de dépouillement des articles ni de résumés des publications. Ils sont utiles. Ils n'excluent pas la consultation de bibliographies informatisées, notamment de la base de données signalétiques Francis, qui comportait en 1994 plus de 100 000 références d'articles sur des sujets littéraires, dépouillés depuis 1992 et, surtout, la MLA Bibliography produite aux États-Unis par la Modern Languages Association of America, riche de plus de 10 millions de références collectées depuis 1963 et mises à jour 9 fois par an, qui recouvre également la littérature française et les littératures francophones. En comparaison, les 40 000 références du disque compact Orphée. Volume 1 de l'AUPELF-UREF [4] sur les littératures du Maghreb, de l'Afrique et de l'Océan Indien n'ont qu'un mérite, celui d'avoir inventorié des publications que personne n'avait identifiées auparavant. Sur ce plan, les chercheurs et les spécialistes ont aussi intérêt à consulter d'autres répertoires, également informatisés, Téléthèse, qui recense plus de 150 000 thèses de doctorat soutenues en France depuis 1972, dans tous les domaines de la connaissance et, paradoxalement, pour les études francophones, Dissertation Abstracts Online, produite aux États-Unis par University Microfilms International, dont les références sont accompagnées d'un résumé depuis 1980 et où l'on trouve depuis 1988 un grand nombre de thèses européennes et canadiennes. Il devient aussi possible, depuis 1994, via les réseaux Internet et Renater, d'avoir accès, depuis la France, à tous les gisements d'information analogues qui peuvent aussi se trouver en d'autres pays, par exemple auprès des centres de recherches et des bibliothèques universitaires qui participent au réseau SYFED [5] de l'AUPELF-UREF. Cet « espace littéraire » reste toutefois bibliographique. Il ne renvoie qu'à des sources d'informations informatisées sur l'existence de livres ou de revues qui restent toujours imprimées.

     Or, l'avenir appartient aux textes numérisés. La production en est déjà abondante en langue anglaise et aussi - on le sait moins - en langue espagnole. Une édition électronique française, en langue française, commence néanmoins à s'affirmer. Le programme de numérisation le plus important concerne la Bibliothèque Nationale de France dont l'inauguration est prévue en 1997. A cette date, en effet, les collections de cette nouvelle bibliothèque devraient comporter plusieurs fonds documentaires numérisés, consultables uniquement par l'intermédiaire de stations de travail appelées « postes de lecture assistée par ordinateur ». La bibliothèque devrait disposer progressivement de 260 stations de lecture. Un premier fonds comprendrait au moins 100 000 ouvrages imprimés, dans tous les domaines de la connaissance, reproduits en fac-similés numérisés (50 000 volumes avaient déjà été saisis à la fin de 1994). D'autres fonds porteraient sur des oeuvres sonores (10 000 heures d'enregistrement provenant de la Phonothèque nationale) et sur des collections de photographies, d'illustrations et d'images fixes (environ 600 000 documents). La consultation de ces fonds pourra être active. Les utilisateurs pourront en effet utiliser un langage d'annotation spécifique, sélectionner des ouvrages, constituer des corpus de recherche, créer des bases de données individualisées, effectuer des analyses et en conserver les résultats. C'est un concept inédit de « bibliothèque immatérielle » qui surgit, et qui ne peut être comparé qu'aux recherches analogues de la Bibliothèque du Congrès, à Washington, aux États-Unis, sur la « Mémoire américaine » (« American Memory »). La littérature ne sera pas oubliée. Le corpus littéraire de la Bibliothèque Nationale de France s'étendra de l'Antiquité gréco-latine au XXe siècle. Il sera surtout consacré aux auteurs de langue française, aux revues, aux glossaires, aux dictionnaires, aux traités de rhétorique. Il existera aussi d'autres corpus sur des textes philosophiques, l'histoire des sciences, la sociologie, l'anthropologie, l'ethnologie, l'histoire, l'économie, la science politique, le droit. En comparaison, l'édition privée de textes littéraires, soit sur des disquettes, soit sur des disques compacts, demeurait des plus modestes en proportion en 1995. De premiers grands textes classiques français, des Pensées de Pascal, de l'Avare de Molière et des Fables de La Fontaine aux Oeuvres complètes de Rimbaud et aux Fleurs du mal de Baudelaire en passant par Aurélia de Nerval, Eugénie Grandet de Balzac et Bouvard et Pécuchet de Flaubert étaient proposés sous une forme accessible, sous hypertexte, par la société d'édition ILIAS. Deux anthologies, Textes et contextes des éditions Magnard, CD-Littérature de la maison Nathan, sont aussi diffusées depuis 1992 sur l'histoire de la littérature française. Un dernier disque, Discotext 1, produit en 1994 par Hachette, reproduit en entier plusieurs centaines de textes littéraires français publiés entre 1825 et 1925, et extraits de la banque de données Frantext de l'Institut National de la Langue Française. Implantée à Nancy, Frantext existe depuis 1987, comporte plus de 3 000 textes écrits du XVIe au XXe siècle et reproduits en texte intégral, et possède un double : ARTFL, pour « American and French Research on the Treasury of the French Language », à l'Université de Chicago, dans l'Illinois, aux États-Unis. ARTFL et Frantext sont désormais accessibles par l'intermédiaire du réseau Internet. Ce sont d'autres espaces littéraires, éditoriaux et inédits, qui commencent à se créer.

     Les espaces littéraires électroniques francophones sont seulement en train de naître. A l'exception de la Bibliographie Nationale Française et de Téléthèse, les banques de données bibliographiques francophones demeuraient, en 1995, des sources d'information sur l'édition imprimée en langue française d'un ordre modeste par rapport à l'envergure gigantesque des mégabanques de données littéraires bibliographiques américaines. L'édition électronique de langue et d'expression françaises en est aussi à ses tout premiers balbutiements. La transformation des réseaux de télécommunications, le rythme de la mise en place des « autoroutes » internationales de l'information en détermineront l'avenir. Jusqu'à quel point l'intégration des technologies permettra-t-elle le dialogue des langues et des littératures sur ces nouveaux espaces électroniques qui se constituent ?

Alain VUILLEMIN

Université d'Artois Centre d'Études
et de Recherches sur les Textes Électroniques Littéraires
Membre du Bureau national de l'EPI

NDLR : nous publions cet article, paru dans un numéro du « Supplément Culturel de l'État de Pernambuc » (Brésil), avec l'aimable autorisation de son auteur et de son traducteur Sébastien Joachim professeur à l'Université Fédérale de Récife.

Paru dans la  Revue de l'EPI  n° 78 de juin 1995.
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NOTES

[1] Voir THERY (Gérard) et alii : Les Autoroutes de l'information, Paris, La Documentation Française, 1994, 127 p.

[2] « Internet » : pour « International Network » : nom du principal réseau international de télécommunications entre ordinateurs qui fonctionnait en 1995, avec 5 millions d'ordinateurs connectés dans le monde entier.

[3] « Minitel » : nom donné au poste téléphonique français doté d'un écran de consultation sur lequel on peut lire du texte.

[4] AUPELF-UREF : Association des Universités Partiellement ou Entièrement de Langue Française - Université des Réseaux d'Expression Française.

[5] SYFED : « Système Francophone d'Édition et de Diffusion » électronique de l'AUPELF-UREF.

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