LE MULTIMÉDIA :
Où l'affectif reprend le dessus sur la technique

Et où les enseignants découvrent avec soulagement que le fond du problème des NTI
(Nouvelles Technologies de l'Information)
est celui de la communication avec les élèves

François LOMBARD

CONCEPT 1 : il n'y a pas de communication neutre

     Une évidence :

     Le livre véhicule une culture, des valeurs, son apparence suscite des réactions affectives, sa mise en page révèle son organisation, le choix de son iconographie traduit un certain fonctionnement mental.

     De son côté, le logiciel véhicule aussi une idéologie, une pensée, suscite des réactions de rejet, ou d'adhésion, indépendamment des contenus informationnels.

     Le message affectif véhiculé dépend bien sûr des éléments visuels, mais en plus d'éléments sonores, et surtout de l'interactivité (l'action de l'utilisateur). Cette dimension nouvelle, par sa nature, par le rôle qu'elle donne à l'utilisateur, la liberté d'action qu'elle offre ou ne permet pas, joue un rôle essentiel dans la perception subjective de l'utilisateur.

CONCEPT 2 : l'ordinateur véhicule une symbolique technique et froide

     Les ordinateurs, la programmation sont une production des ingénieurs, de gens rigoureux, pour lesquels la maîtrise des émotions est une valeur importante. Sans en avoir conscience, puisqu'ils pensent plutôt à l'efficacité du produit qu'à la communication à travers le produit, ils ont créé des machines et des logiciels à leur image : très structurés, efficaces, sobres, peu tolérants des « faiblesses » humaines comme l'imprécision, le sous-entendu.

     Ce message inconscient que transmet le concepteur aux utilisateurs suscite des réactions de rejet de la part de ceux qui ne s'identifient pas à cette perception de l'utilisateur.

CONCEPT 3 : le multimédia permet une communication plus riche et complexe

     La puissance d'évocation de l'image et des sons décuple le message affectif que peut porter un simple énoncé de mots. L'utilisateur a des attentes et des réactions liées à sa connaissance du monde TV, Cinéma et vidéo, il interprète des signes et des symboles en fonction de ses expériences passées de ces médias.

     Or, dans ce monde-là, l'affectif est roi, les images font et défont des gouvernements.

     On a donc la chance de sortir l'ordinateur de l'aura froide et austère qui l'entoure pour exploiter ce moyen de communication, riche et puissant.

CONCEPT 4 : les enseignants sont des spécialistes dans la maîtrise de l'affectif pour transmettre des informations.

     Nous savons mettre à profit dans notre enseignement, souvent inconsciemment, les subtilités de l'affect pour assurer le développement des élèves et leur apprentissage de notre branche.

     Il s'agit d'attitudes, de gestes, de présentations, etc. L'enseignant est donc, souvent sans le savoir, un metteur en scène dans sa classe, où les élèves sont autant spectateurs qu'acteurs du vécu formateur. Sa formation, son expérience le prédisposent probablement plutôt à ce rôle qu'à celui de programmeur. La technique devient de plus en plus transparente à l'utilisateur. Pour les développements éducatifs la maîtrise du message rationnel et émotionnel est plus importante que la maîtrise technique.

CONCLUSION : l'informatique et ses applications multimédia sont des choses beaucoup trop sérieuses pour les laisser aux informaticiens

     La réussite du multimédia est plus une question de communication humaine, de sensibilité que de MégaBytes, de MIPS, d'ISO 9660 ou de kb/sec.

     Sans sous-estimer le rôle des informaticiens, la dimension affective doit être au centre de la réflexion, pour assurer le succès des utilisations pédagogiques des NTI. Les enseignants sont les mieux placés pour le faire. Ne laissons pas les informaticiens, les éditeurs de logiciels, de multimédia occuper le terrain et inonder le marché sans même le savoir de leur culture. Si nous voulons garder notre spécificité culturelle, face à une vague de fond des systèmes informatiques, multimédia, télématiques qui déferlent sur l'Europe en provenance des US nous devons veiller à prendre une part active dans ce processus désormais inévitable.

Comment maîtriser ce nouveau média ?

     Il ne suffit pas de transposer nos manières de produire des livres et du papier vers l'ordinateur. Chaque média a sa spécificité. On n'écrit pas comme on parle, on ne fait pas de la vidéo comme on écrit, on ne produit pas du logiciel éducatif comme on écrit un livre.

     L'interactivité, le rôle qu'elle donne à l'élève sont des paramètres centraux et souvent oubliés de la situation nouvelle de communication que le multimédia permet.

     Ou alors gare aux désillusions..., elles ont été et sont encore nombreuses. Le logiciel éducatif n'est pas encore capable de convaincre les sceptiques de la nécessité de son existence. Même auprès de maîtres utilisant l'ordinateur pour préparer leurs travaux, une majorité reste en attente ou franchement hostile à l'EAO. Et ce n'est pas étonnant. Parce que ce qui est le plus fondamental dans le travail de l'enseignant, la richesse de la relation qu'il sait créer entre le savoir, les élèves et lui est généralement complètement ignorée.

II. COMMUNICATION ET ORDINATEUR

La communication ce n'est pas seulement X400, V42bis, ou Zmodem...

     Derrière l'écran, il y a toujours quelqu'un (l'auteur, le concepteur du logiciel) qui communique, par la structure et la présentation du produit, avec l'utilisateur au travers ses valeurs personnelles et sa culture.

     Puisqu'il y a un humain aux deux bouts, on peut replacer le problème dans un contexte bien plus familier pour l'enseignant : le terrain de communication entre savoir, élève et enseignant.

Ce qui nous amène a une nouvelle définition du multimédia et des NTI :

L'informatique, avec le multimédia et les NTI
c'est le premier média permettant,
à distance et à travers le temps,
une vraie communication
interactive
entre les hommes.

La communication n'est pas chose facile

     La communication implique un risque, un effort autant pour celui qui émet que pour celui qui reçoit.

     Celui qui émet dépense de l'énergie et prend le risque de se découvrir, de révéler ses valeurs, ses faiblesses et s'expose psychologiquement, comme on le constate en classe...

     Celui qui reçoit dépense de l'énergie ; entendre ce n'est pas encore écouter, il y faut un effort de la part de celui qui reçoit pour que la communication ait réellement lieu. Percevoir un son, une image, ce n'est pas encore de la communication !

La communication ne peut avoir lieu que si les 2 sont d'accord

     La communication ne peut avoir lieu que si les 2 sont d'accord sur le désir de communiquer et sur les moyens de communiquer...

     La nécessité de convaincre, d'obtenir l'assentiment du receveur du message est trop souvent oubliée dans l'extrapolation multimédia et télématique du discours, par une sorte de fantasme de l'auditeur attentif qui boit les paroles de l'auteur.

     On trouve un grand nombre de produits « éducatifs » sur ce modèle où l'accumulation de données et de modalités textuelles, sonores et visuelles ont remplacé une réflexion sur ce que l'utilisateur inondé par ce flot d'informations peut ressentir et si cela lui permet de construire un réel savoir.

     La communication n'a, d'autre part, lieu que si les personnes impliquées sont d'accord sur les modalités. Or, on observe que l'ordinateur et ses incarnations multimédia et télématiques explicitent les formes de pensées de l'auteur et ses manières de structurer le monde. Or, pour utiliser ces produits, l'usager doit forcément intégrer la structure de pensée, l'organisation des données de l'auteur. Par sa nature interactive, et donc le rôle actif de l'usager, l'ordinateur impose nécessairement une structure opératoire, une organisation mentale, bien plus qu'avec d'autres média (« le média est le message » Mc Luhan).

La structure arborescente des données correspond à un modèle de rangement mental possible parmi d'autres, mais l'usage d'ordinateurs individuels impose cette forme de pensée à tous les usagers.

     Le créateur modèle donc les structures de pensées de l'utilisateur, et pas seulement les contenus. Il croit généralement ne diffuser qu'un contenu, et démontre ainsi avec naïveté son ignorance des autres manières de penser.

     Il n'y a répétons-le, pas de communication sans contenu culturel implicite, sans imposition de la structure des concepteurs aux utilisateurs. L'élève n'a que le choix d'intégrer la structure mentale de l'auteur ou de rejeter en bloc le système, ce qui devient chaque jour plus difficile. Aussi la communication ne se fera que si elle s'intègre au vécu de l'élève.

III. UNE APPROCHE CENTRÉE SUR L'ÉLÈVE

Le respect

     La communication ne peut se faire sans que s'exprime dans le produit le respect de l'élève, de ses formes de pensées et par les rôles qui lui sont attribués. L'informatique est, en fait très peu tolérante de ceux (ils sont certainement la majorité) qui ont de la peine à se plier aux incohérences dans sa structure. Par exemple, bien des utilisateurs butent sur la différence non explicitée entre la métaphore spatiale de l'écran dans un traitement de texte et la métaphore temporelle du DOS : Dans un cas on peut actionner les flèches pour « aller plus haut » et dans l'autre on ne peut « remonter » plus haut rectifier un ordre incorrect parce que le temps est irréversible. Pas étonnant que des gens intelligents, cultivés, mais peu enclins à la technique, y perdent leur latin !

     L'importance de ce respect de l'utilisateur dans ses manières de fonctionner est illustrée par la percée foudroyante des systèmes centrés sur l'utilisateur (Macintosh, puis Windows... ). Ce succès découle de la pression des utilisateurs (plus ou moins contre le gré des responsables informatiques). L'examen en ces termes, nouveaux pour les informaticiens, des logiciels éducatifs révèle souvent des conceptions pédagogiques très dépassées, comme si on avait oublié que le savoir se construit par un travail mental qui n'est pas une simple copie d'un flux d'informations présentées et agrémentées d'un petit test ici ou là...

Le rôle de l'élève et l'interactivité

     Le rôle que le logiciel fait jouer à l'élève est déterminant, il va conditionner le vécu affectif et la richesse du sens qu'il va pouvoir construire. Ce savoir se construit dans l'interaction avec une situation pédagogique (c'est-à-dire finalement avec l'auteur) que le logiciel permet à travers le temps. Interactivité a ici le sens plus profond d'espace d'information dans lequel l'élève va pouvoir évoluer pour produire du sens et non pas la simple interactivité fonctionnelle qui est la manière d'agir dans ce monde (menus, icônes...).

     Un élève auquel on laisse la liberté d'agir, d'explorer un milieu riche mais suffisamment sécurisant (pour éviter l'angoisse de « casser »), peut créer ses propres structures mentales ou y intégrer les notions à acquérir. Lui donner le rôle d'un chercheur, d'un pilote, d'un savant c'est le motiver plus qu'en lui donnant le rôle de spectateur, ou d'élève... comme c'est le cas dans une majorité du multimédia éducatif actuel !

     Il faut donc, que l'on crée ou que l'on soit amené à choisir un produit éducatif, analyser le produit éducatif sous deux angles prioritaires :

- Que peut faire l'utilisateur, en quoi est-il actif, comment cela détermine-t-il le rôle que l'élève jouera dans la situation pédagogique où l'ordinateur s'intègre ?

     Bien des logiciels éducatifs relèvent implicitement du « Touche pas, je vais te montrer ». Peut-on apprendre à conduire en regardant le moniteur conduire ? ou avec des vidéo, ou en écoutant le meilleur discours du monde ? L'acquisition d'un savoir réellement applicable passe par sa manipulation physique, simulée ou mentale. L'ordinateur peut alors être un outil pour aider à cette manipulation quand elle est impossible physiquement, ou pour aider à passer à une manipulation mentale, ou la faciliter.

- Dans quelle mesure l'élève peut-il construire son propre modèle, ses propres structures mentales lui sont-elles imposées par l'auteur ?

     Le plus souvent la structure des données est fixée par les auteurs. L'utilisateur n'a pas de moyens de construire cette structure, ni même de la modifier. Il ne peut donc que l'intégrer ou la rejeter et le savoir avec. Il ne restera que l'espoir qu'il apprenne « par coeur » un savoir déconnecté de sa réalité oublié aussitôt après les examens (quand ce n'est pas avant...).

     Ces éclairages ne sont pas vraiment nouveaux, ce sont ceux que tout enseignant emploie quotidiennement dans son combat pour le développement d'élèves responsables... mais, par crainte d'un crime de lèse-informatique, bien des maîtres n'osent remettre en question un des produits les plus prestigieux de notre industrie occidentale !

     Il me semble que chaque enseignant, qu'il enseigne le Français, l'Histoire, ou la Mathématique doit se sentir concerné par le choix des logiciels qu'on emploiera pour enseigner, comme on le fait pour des livres ou d'autres moyens d'enseignement. Et les littéraires, les historiens, les philosophes, habitués qu'ils sont à enseigner l'analyse des contenus et des formes d'un texte, sont peut-être particulièrement bien placés pour développer chez les élèves l'analyse critique, le recul nécessaire à l'homme de demain face à la communication de demain...

François LOMBARD

Centre Informatique Pédagogique,
Collège Calvin
CP 3144, 1211 Genève3, Suisse
E-mail lombardf@uni2a.unige.ch

Paru dans la  Revue de l'EPI  n° 76 de décembre 1994.
et dans la  Revue de l'EPI  n° 104 de décembre 2001.
Vous pouvez télécharger cet article au format .pdf (1222 Ko).

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