De la vraie nature du retard européen

René Mayer
 

     L'Europe est-elle en retard sur les États-Unis en matière de nouvelles technologies de l'information et de la communication ? Ce retard serait considérable. Il serait même devenu irréversible. Telle est une opinion, maintes fois affirmée, de part et d'autre de l'Atlantique, et en particulier en France par Jean-Jacques Servan-Schreiber, ancien président du Centre Mondial Informatique. À l'inverse, pour tel directeur de France Télécom, la France n'aurait rien à envier aux États-Unis ni aux « autoroutes électroniques » américaines, grâce à ses propres réseaux de télécommunications numériques, au minitel, aux 23 000 services d'information qu'il propose et à ses 7 milliards de francs de chiffre d'affaire environ en 1993.

     De quelle nature est donc ce retard ? En quoi l'Europe serait-elle moins avancée que les États-Unis dans le développement des nouvelles technologies ? Un parallèle, demandé à l'occasion de la journée « IMPACT 94 » par Frans de Bruine, directeur de la DG/XIII de la Commission Économique Européenne, à Luxembourg, a permis d'établir des faits troublants. En quoi consistent ces observations ? Quelles hypothèses avancer ?

     Les constations établies, résumées en annexe sous la forme de quelques tableaux de données chiffrées, portent sur un décalage croissant entre l'offre d'équipement, de part et d'autre, et la demande en matière d'utilisation, très inégale. L'offre existe en effet en Europe. Les taux d'équipements informatiques des entreprises, les investissements en matière de réseaux de télécommunications sont d'un niveau à peu près comparable entre l'Europe et les États-Unis. Par contre, l'utilisation individuelle de ces équipements collectifs est en moyenne quatre fois plus importante aux États-Unis qu'en Europe. La demande ne se manifeste donc pas en des proportions identiques. Le retard européen ne tient pas à un éventuel sous équipement infrastructurel mais plutôt à des freins liés à l'évolution des mentalités.

     Les hypothèses que l'on peut alors envisager pour expliquer l'existence de ce décalage sont nombreuses. Les unes sont d'un ordre économique, les autres d'un ordre culturel. Le faible usage des nouvelles technologies qui est constaté en Europe est-il dû au prix élevé des télécommunications européennes ? Mais ces communications sont-elles chères parce qu'elles sont rares ou rares parce qu'elles sont chères ? Ce contraste est-il dû aussi au résultat de choix politiques qui auraient trop longtemps privilégié l'offre d'équipement plutôt que l'organisation de marchés institutionnels ou non, en vue de favoriser une demande de produits ?

     Ou cette réticence à se servir des nouvelles technologies est-elle au contraire d'une nature culturelle ? Tient-elle à un attachement atavique à ce qui est écrit et imprimé ? S'explique-t-elle par une répugnance manifeste à utiliser des claviers et des écrans ? Est-elle la conséquence d'un effort insuffisant de médiation et d'information sur l'existence des nouvelles technologies ? Ou faut-il rechercher l'explication dans le relatif échec des actions de formation et d'éducation pratiquées en France par exemple d'une manière relativement désordonnée entre 1981 et 1986, et en régression depuis 1987, en raison du conservatisme du système éducatif français ?

     Libre à chacun d'interpréter les observations établies à partir de ses convictions propres. Mais les faits et les chiffres réunis sont incontestables. Ce « retard européen » tient à l'absence d'usage des nouvelles technologies qui est constaté. Cette situation pourrait conduire, à terme, à de nouvelles formes de dépendance et de sous-développement économique et culturel. Le Japon a déjà riposté en décidant qu'un Japonais sur 5 sera branché sur un réseau en fibre optique en l'an 2000, 60 % des Japonais en 2005 et 100 % en 2010. En matière d'enseignement, les autorités japonaises prévoient de porter leur effort immédiat, en 1994-1995, sur l'amélioration de la qualité et de la diffusion des logiciels éducatifs, sur le constitution en réseaux local, national et international des ordinateurs implantés dans les écoles et les universités et sur la formation des enseignants à l'utilisation de ces nouvelles techniques et technologies. Ces mesures, prévoit-on, devraient permettre de créer 2,5 millions d'emplois nouveaux. Que fera l'Europe ? Que fera la France ?

René Mayer
Expert auprès de la
Communauté Économique Européenne

Paru dans la  Revue de l'EPI  n° 76 de décembre 1994.
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