Un exemple d'utilisation de l'intelligence artificielle en Éthologie [1]
(suite de l'article paru dans le numéro 72)

Alain Langouet

     Il s'agit du comportement prédateur de la vipère aspic au laboratoire et dans la nature. Une documentation assez complète a été écrite sur le sujet. Nous nous contentons de donner les quelques informations nécessaires à la compréhension de notre réflexion engagée sur ce thème [2]. Une description du comportement en milieu naturel est fournie, à la demande, dans un logiciel [3]. Le comportement prédateur, les sens et les organes sensoriels mis en jeu chez les serpents durant la prédation et le régime alimentaire de la vipère aspic dans la nature y sont relatés. Ces informations sont issues de la thèse de G. Naulleau [4].

      « La vipère immobile suit de la tête les mouvements de la proie et sort lentement la langue à plusieurs reprises. Dès qu'elle passe à sa portée, la vipère se détend et mord. Après la morsure, qui n'entraîne pas de saignement de la proie, celle-ci s'éloigne et va mourir plus loin, derrière une grosse pierre par exemple » [5] Ensuite la vipère se met à la recherche de sa proie morte. « La recherche, vaste et ample au début, devient précise : la vipère "balaie" une bande de 20 cm de large environ, sa tête toujours près du sol avec des mouvements de langue rapides et fréquents. » Il y a enfin déglutition de la proie, en général, par la tête.

     La première phase de ce comportement est constituée de trois étapes :

  • la perception de la proie par la vipère [6].

  • l'alerte : ensemble de mécanismes par lesquels la vipère se prépare à la morsure.

  • la morsure, acte final de la première phase, dont on verra qu'il peut être plus ou moins complètement accompli [7].

     Nous reprenons la modélisation du logiciel Ethol [8] comme base de travail.

1. MÉTHODES OU DÉMARCHES EXPÉRIMENTALES

     Nous ne détaillons pas ici les méthodes spécifiques utilisées en Éthologie. De nombreux ouvrages montrent à la fois les objets de recherche ainsi que les méthodes les plus fréquemment utilisées  [9]. Nous allons, toutefois, donner quelques informations sur le protocole expérimental de G. Naulleau. L'expérimentateur agit sur la vipère elle-même en rendant non fonctionnels certains organes des sens. Les yeux sont recouverts de peinture noire, les vipères retrouvent ainsi leur vision normale à la mue suivant l'aveuglement expérimental. Les pointes de la langue sont coupées juste en arrière de leur bifurcation et les narines bouchées avec de la peinture noire. Il agit également sur les proies proposées en modifiant certaines de leurs caractéristiques, ou en utilisant des leurres.

     Les leurres tels que les souris factices (en caoutchouc, étoffe...) sont dits « sans caractères chimiques de souris ». Les proies modifiées présentent des caractères chimiques de souris (olfactives et gustatives sans que l'on puisse dissocier les deux). Les proies ou leurres sont attachés, avec une ficelle, à une canne à pêche de trois mètres. Ils pouvaient ainsi être déplacés à volonté.

     Parmi ces différents thèmes l'étude expérimentale des deux premières phases de la chaîne de prédation semble la plus intéressante. Elle utilise, en effet, un certain nombre de méthodes clairement identifiées et les résultats sont clairs et précis.

2. NOTION DE FRAMES OU CADRES

     Les frames sont des « formalismes ad hoc pour les besoins en intelligence artificielle » [10] Ce sont des structures de données complexes, des entités de type objet ou encore des concepts [11] ou représentations mentales générales et abstraites d'un objet ou d'une propriété.

     Un frame comporte des places pour les objets qui jouent un rôle dans la situation, ces places ou slots peuvent ainsi conserver les attributs associés à chaque objet ou sous-objet. Ils peuvent aussi conserver des procédures de détermination de la valeur de l'attribut. Les concepts disposent de différentes propriétés qui sont des qualités spécifiques de ceux-ci.

     Prenons un exemple le concept organe nécessaire, qui exprime qu'un organe est nécessaire à la réalisation d'un certain comportement, peut avoir les caractéristiques suivantes :

CONCEPT

PROPRIÉTÉ

VALEUR

 

quel organe ?

yeux

organe nécessaire

pour quel comportement ?

morsure avec performance optimale

 

preuve ?

liste des expériences qui en apportent la preuve.

     Il sera représenté en Prolog par le frame suivant :
organe_nécessaire (yeux,morsure,performance_optimale,[1,2,5]).

     Ceci peut se lire ainsi : il est démontré - il est vrai - que les yeux sont nécessaires à la morsure avec une performance optimale. On a pu démontrer ce fait grâce aux expériences numérotées 1, 2 et 5. Par exemple si dans une de ces trois expériences l'organe était présent et que l'on obtenait un certain comportement (morsure par exemple) et que dans une autre, l'organe étant neutralisé (toutes choses égales par ailleurs) le comportement s'en trouvait lui aussi supprimé. Les numéros ainsi conservés ne sont pas une preuve complète de la démonstration mais une simple trace des inférences destinée à être exploitée dans des explications données ensuite.

     liste_stimulus(Num,Org,Cpt,Niv,Lstim) est un frame chargé de stocker, pour une expérience Num donnée, l'organe seul présent et actif (les autres ayant été inactivés), le comportement ainsi que le niveau de performance observés et la liste des stimuli auxquels était soumis le prédateur dans celle-ci. Chaque slot a une structure bien particulière qui détermine, dans une certaine mesure, son mode de remplissage. Un slot peut aussi renvoyer à un autre frame. C'est donc un moyen très commode pour exprimer des faits et structurer, hiérarchiser des informations.

3. REPRÉSENTATION DES CONNAISSANCES

     Les expériences simulées sont mémorisées dans la base sous forme de faits Prolog ou de frames ayant la forme suivante :
exp_1(La,N,Y,P,C,E,A,M,TM,Num) ou 1 représente la phase 1 du comportement de la vipère [12].

     Les lettres majuscules représentent donc des variables Prolog.
La désigne la variable langue : 2 possibilités représentées par les symboles langue ou sans_langue, N désigne de même les narines : narines ou sans_narines, Y les yeux : yeux ou sans_yeux.
P désigne la proie : souris_vivante, souris_morte, leurre_sans_forme, ou encore leurre_avec_forme.
C désigne la condition dans laquelle on présente la proie à la vipère : traînée ou balancée.
E désigne le nombre d'expériences simulées de ce type, A le nombre de réactions d'alertes observées, M le nombre de morsures effectives observées, TM le nombre de tentatives de morsures échouées.
Num désigne enfin le numéro de l'expérience réalisée.

     Nous avons vu que Prolog peut être considéré comme un système de gestion de bases de données relationnelles. Un certain nombre de connaissances de base sur les acteurs de la simulation - prédateur et proie ou leurre - sont ainsi déclarées.

     Les différents stimuli et leurs modalités d'apparition selon les différentes proies et l'état du prédateur.

stimuli : stimulus(visuel). stimulus(auditif). stimulus(olfactif).

occurrence des différentes modalités des stimuli :
présente_modalité_proie(souris_vivante,[odeur_souris_vivante,forme_souris,déplacement,vibration_air],Num) :
exp_1(La,N,Y,souris_vivante,balancée,Exp,Al,Mor,Tmor,Num).

     Ce qui peut se lire de la manière suivante : si la proie est une souris vivante, elle manifestera pour la vipère une odeur de souris vivante [13], une forme de souris, un mouvement ou déplacement et des vibrations dans l'air si cette dernière est vivante et balancée sans toucher le sol dans l'expérience Num. (ce sont les seules constantes dans le cadre exp_1 ci-dessus, les variables commencent par des Majuscules)

     On a ainsi déclaré les différentes modalités de stimulus correspondant aux proies présentées à la vipère.

     Les différents organes manipulables dans la simulation sont :
organe(yeux). organe(narines). organe(langue).

     Les différents sens de la vipère mis en jeu dans le comportement prédateur :
sens(olfaction). sens(audition). sens(vision).

     Ceux-ci perçoivent des stimuli :
perçoit(sens(olfaction),stimulus(olfactif)).
perçoit(sens(audition),stimulus(auditif)) [14]
perçoit(sens(vision),stimulus(visuel)).

     Les seuls organes impliqués dans la perception visuelle que l'on manipule dans le modèle et dans la simulation sont les yeux. Malgré l'aspect réducteur de la formule nous pouvons donc dire que les yeux sont les organes récepteurs intervenant dans la vision.

     Pour l'olfaction il y a une inconnue au départ, qu'il convient d'annoncer aux élèves et aux utilisateurs, afin de ne pas brouiller inutilement les pistes. Est-ce la langue ou les narines qui perçoivent les stimuli olfactifs ? Nous verrons par la suite que l'ambiguïté ne peut être levée que partiellement par le logiciel et les expérimentations qu'il propose. Néanmoins il est intéressant, du point de vue pédagogique, de faire réfléchir des élèves à ce problème qui suscite beaucoup de perplexité voire de difficulté mais aussi d'intérêt. On cherche donc quels sont les organes récepteurs intervenant dans l'olfaction.

     Les oreilles internes ne sont pas des organes sur lesquels a pu intervenir l'expérimentateur. Elles ne sont pas manipulées par la simulation, elles ne le sont pas non plus par le système.

     Nous avons choisi de laisser l'élève faire des investigations pour découvrir le rôle d'un organe (les oreilles internes) non manipulé par le modèle et qui, pourtant, intervient dans le comportement ! C'est pour permettre aux élèves de faire des raisonnements conditionnels [15] et pour développer leur mobilité et leur aisance intellectuelle, tout en réduisant les implicites, que nous faisons ce choix didactique. C'est aussi dans un souci de pointer les erreurs qu'ils peuvent faire et de les expliquer [16]

     Les modalités des différents stimuli mis en jeu par le protocole expérimental de Naulleau sont les suivantes :
modalités_stimulus(stimulus(auditif),[vibration_sol,vibration_air]) [17]
modalités_stimulus(stimulus(visuel),[forme_souris,déplacement]).
modalités_stimulus(stimulus(olfactif),[odeur_souris_vivante,odeur_souris_morte]).

     Enfin des règles d'extension des précédentes déclarations utilisant le mécanisme d'unification [18] de Prolog, ainsi qu'une structure de liste. H est une liste de modalités variable correspondant au stimulus X qui est aussi variable.

perçoit_modalités_stimulus(sens(Y),Z) :- perçoit(sens(Y),stimulus(X)),
modalités_stimulus(stimulus(X),H),
member(Z,H). Z est membre de la liste de modalités H.

4. MODÉLISATION DU RAISONNEMENT EN ÉTHOLOGIE, RÈGLES D'INFÉRENCES.

     On expose ici des règles définies et utilisées par le moteur d'inférences ainsi que leurs limites de validité. Les principes généraux mis en oeuvre sont le principe de causalité, le fait qu'un organe perçoit un stimulus, que seuls les stimuli efficaces sont pris en compte... Dans la discussion le problème de la généralisation du raisonnement est posé, les apports pédagogiques, didactiques et épistémologiques de ce genre de recherche sont évoqués.

4.1. À quelle(s) condition(s) peut-on faire l'hypothèse qu'un organe est impliqué dans la perception d'un stimulus

     Cette liaison sous entend le fait que cet organe - récepteur sensoriel - peut être celui qui perçoit le stimulus. Cette liaison ou corrélation prend ici le statut d'hypothèse.

     Plusieurs cas sont à envisager : l'organe responsable est déterminé ou ne l'est pas.

a. Premier cas : l'organe responsable est déterminé

     On connaît l'organe correspondant à un sens précis, par exemple les yeux pour la vision dans la mesure où, comme nous l'avons déjà signalé auparavant, les seuls organes impliqués dans la perception visuelle que l'on manipule dans le modèle et dans la simulation, sont les yeux.

b. Deuxième cas : l'organe responsable est indéterminé

     On ne sait pas quel organe correspond au sens S et on peut alors chercher à le trouver. On va chercher à montrer, que l'organe O, correspondant hypothétiquement au sens S, est lié [19] au stimulus Sti. Comme on sait quels sont les sens qui perçoivent les différents stimuli et en particulier que le sens S perçoit Sti, on pourra alors en déduire que l'organe O est probablement impliqué dans la fonction sensorielle S. On est donc conduit à démontrer que l'organe O est lié à Sti.

     Pour cela il faut envisager deux possibilités : l'organe est manipulé ou non par (dans) le modèle retenu. Nous ne traiterons que la première.

     Il est possible de le rendre non fonctionnel (peinture sur les yeux ou dans les narines, excision des extrémités de la langue...). Un tel organe O sera lié à un stimulus Sti si trois conditions sont réunies.

     Condition 1 : il existe une expérience i dans laquelle cet organe est seul présent parmi les organes manipulés par le modèle, les autres ayant été rendus non fonctionnels. Soit l'organe est effectivement seul, soit il est accompagné d'un ou plusieurs organes liés à des stimuli absents.

Exemple : la langue est seule (narines obstruées, yeux vernis) donc les stimuli présents peuvent être visuels, mais les yeux ne sont pas fonctionnels, auditifs ou olfactifs selon l'hypothèse que l'on cherche à tester et selon la proie choisie.
Dans cette expérience, un stimulus est également présent. Soit le stimulus est seul, soit il est accompagné de stimuli liés à des organes absents.

     Dans l'exemple ci-dessus, il convient donc de préciser que la souris doit être vivante ou morte mais balancée, le stimulus est alors olfactif, ou que le leurre (sans caractères chimiques) doit être traîné et le stimulus est alors auditif (il s'agit alors des vibrations provoquées par l'animal traîné).

     Cette expérience i permet l'obtention d'un certain comportement noté Cpti.

     Dans l'expérience i supposons que la vipère a les narines obstruées, les yeux vernis, la langue intacte. La proie est une souris vivante balancée. Les résultats sont : aucune morsure, 100 % d'alerte. Il n'y a, pour l'instant, aucune inférence (3 conditions sont nécessaires).

     Condition 2 : il existe une expérience i' où cet organe O est toujours seul présent et le stimulus précédemment cité est absent (stimulus « supprimable » par exemple : stimulus olfactif supprimé avec un leurre). Cette expérience permet l'obtention d'un comportement i' tel que Cpti' < Cpti (comportement de moindre complétude ou de moindre degré d'accomplissement dans la chaîne comportementale).

     Remarque : s'il y a n étapes dans la séquence comportementale lorsque celle-ci s'est déroulée dans son intégralité et que x étapes ont été obtenues dans l'expérience i telle que x <= n, si x' étapes ont été obtenues dans l'expérience i' telle que x'< x alors la condition 2 est satisfaite.

Exemple : la langue est seule (narines obstruées, yeux vernis). le stimulus présent dans l'expérience précédente i, olfactif ou auditif, doit être ici absent. On a donc dans les deux cas, ici, obligatoirement un leurre balancé.
Dans l'expérience i' supposons alors que la vipère a les narines obstruées, les yeux vernis, la langue intacte. La proie est un leurre, avec forme de souris, balancé.
Les résultats sont : aucune morsure, aucune alerte. Il n'y a pour l'instant toujours aucune inférence (3 conditions sont nécessaires).

Remarque : la satisfaction de ces deux premières conditions ne signifie pas que O soit lié à Sti car le stimulus absent dans l'expérience i' pouvait être perçu dans l'expérience i par un organe non supprimable, que l'on ne peut donc rendre non fonctionnel. Par exemple, les oreilles internes - organe a priori non manipulé par le modèle - perçoivent les vibrations présentes dans une expérience i et ne les perçoivent pas dans une expérience i' puisqu'elles y sont absentes.

Exemple : expérience i vipère « avec langue », « sans narines », « sans yeux » proie leurre traîné Cpti avec x étapes.
Expérience i' vipère « avec langue », « sans narines », « sans yeux » proie leurre balancé Cpti' avec x' étapes et x'< x.

Exemple illustrant la nécessité de n'avoir qu'un seul stimulus présent :
exp i langue seule souris vivante traînée Cpti avec x étapes.
Exp i' langue seule souris vivante balancée Cpti' avec x' étapes et x'< x.
Ici si l'on ne prend pas la précaution de tester la présence de plusieurs stimuli, cela conduit à la conclusion erronée que le stimulus auditif, c'est-à-dire les vibrations, est lié à l'organe langue et donc que la langue correspondrait à l'audition, ce qui est faux.

     Condition 3 : si l'organe O est présent dans les expériences i et i' et absent dans l'expérience i'', c'est-à-dire s'il n'y a plus aucun organe supprimable dans l'expérience i'' et si le stimulus Sti est seul présent (soit le stimulus est seul, soit il est accompagné de stimuli liés à des organes absents), on obtient dans l'expérience i'' le comportement Cpti'' qui contient le même nombre d'étapes que pour l'expérience i' avec x'' étapes et x''=x'.

Exemple : Aucun organe manipulé par le modèle n'est présent c'est-à-dire que la vipère est « sans langue », « sans yeux », « sans narines », la souris doit être vivante ou morte mais balancée (stimulus olfactif seul) ou le leurre doit être traîné (stimulus auditif seul) selon ce que l'on cherche à montrer.
Supposons l'expérience i'' où la vipère a les narines obstruées, les yeux vernis, la langue non fonctionnelle. La proie est une souris vivante balancée.
Les résultats sont : aucune morsure, aucune alerte.

     On obtient les inférences suivantes. « La langue est liée au stimulus olfactif. En effet dans l'expérience i, la langue est présente ainsi que le seul stimulus olfactif, on obtient alors le comportement d'alerte avec une performance optimale. Tandis que dans les expériences i' et i'' où manquent respectivement le stimulus olfactif et la langue on n'obtient aucun comportement. »

     L'organe O sera lié à un stimulus Sti si ces trois conditions sont réunies, mais on n'aura pas pour autant apporté la preuve absolue que celui-ci perçoit Sti. Il pourrait, par exemple, y avoir d'autres organes agissant de façon inhibitrice sur celui-ci. On peut tout au plus faire l'hypothèse qu'il est impliqué dans la perception de Sti. Il est intéressant de faire aboutir à des conclusions incertaines, et de montrer ainsi que tout n'est pas simple et trivial. Il est également tout aussi passionnant et motivant pour les élèves de faire rechercher des expériences qui permettraient de s'en assurer (enregistrement de l'activité électrique des récepteurs ou des fibres nerveuses sensorielles associées). On peut aussi envisager de leur apporter des connaissances complémentaires, en particulier sur les organes de Jacobson, à un moment où il semble opportun [20] de le faire. Ainsi un protocole expérimental, même relativement complexe, peut apparaître comme non exhaustif du sujet traité.

4.2. Recherche et génération éventuelle de stimulus ou/et organe non directement manipulés par (dans) le modèle.

     Si en l'absence de tous les organes manipulés par le modèle on obtient un comportement Cpti, c'est-à-dire le comportement dans l'expérience i, alors on suppose qu'un autre organe intervient [21] et que celui-ci est suffisant pour l'obtention de ce comportement qui doit être significativement observable. Cette règle peut être déclenchée dans le cas de la vipère.

Exemple : la vipère a les narines obstruées, les yeux vernis, sa langue est non fonctionnelle, la proie est une souris vivante traînée.
Il y a 75 % de morsure, 100 % d'alerte.

     Les inférences du système sont les suivantes :
« Dans l'expérience ci-dessus on obtient un comportement prédateur. Or aucun organe susceptible de l'expliquer n'est fonctionnel. Si, en première approximation, un stimulus est perçu par un seul organe récepteur, on peut supposer l'existence et l'intervention d'un autre organe, qui est un mécano-récepteur, que l'on ne peut ni supprimer ni rendre non fonctionnel. Celui-ci est responsable du comportement de morsure avec une performance dégradée observé dans l'expérience i. »

     D'autres explications sont ensuite données mais elles correspondent à des inférences dues à d'autres règles. Ainsi le système explique que cet autre organe est lié à un stimulus seul présent qu'il nomme (tous les stimuli que l'on peut effectivement supprimer sauf un). Il explique aussi que cet organe est suffisant pour l'obtention de ce comportement.

     Si en l'absence de tous les stimuli connus, on obtient un comportement Cpti, alors on suppose également l'intervention d'un autre stimulus, celui-ci est suffisant pour l'obtention de ce comportement.

     Cette règle ne sera pas déclenchée pour la vipère mais pourrait l'être dans le cas d'un stimulus thermique perçu par les fossettes loréales [22] du crotale par exemple.

     Si en l'absence de tous les organes et stimuli manipulés par le modèle, on obtient un comportement Cpti, alors on fait simultanément l'hypothèse qu'un autre organe et un autre stimulus interviennent et que ceux-ci sont suffisants pour l'obtention de ce comportement. Cette règle ne sera pas non plus déclenchée pour la vipère.

     D'autres règles permettent de chercher et éventuellement d'identifier un ou plusieurs stimuli ou organes suffisants pour l'obtention d'un comportement donné de la vipère.

     De même le système peut chercher un ou plusieurs stimuli ou organes nécessaires pour obtenir un comportement donné de la vipère.

     Les autres règles du système assurent les inférences lors de comparaisons de deux expériences différant par un paramètre, permettent de conclure sur les modalités d'intervention des stimuli, sur les sens mis en jeu par la vipère dans le comportement prédateur. Une dernière règle permet la recherche d'organe ou de stimulus indispensable pour un comportement.

DISCUSSION ET PERSPECTIVES

     La situation expérimentale, particulièrement riche, de cette simulation pose des problèmes de raisonnement non négligeables tout en étant passionnants à surmonter. Nous avons senti qu'ils dépassaient même le cadre strict de l'étude qui était menée au départ. Il est tout particulièrement intéressant qu'il y ait continuité entre des travaux de recherche initiés au niveau du laboratoire, transposés ensuite au niveau des élèves, analysés et complétés par des réflexions sur la portée et l'enjeu didactique des activités qu'ils suscitent et impliquent. Il est évident que ce travail serait encore plus fructueux si les partenaires : biologistes, enseignants, didacticiens, informaticiens, psychologues... coopéraient dès le départ.

     Il semble possible d'implanter des stratégies (planification des expériences, organisation, recherche d'étapes intermédiaires...) de raisonnement utilisables, en chaînage arrière, grâce au moteur d'inférences de Prolog mais quelles sont-elles ? Les conclusions proposées sont, à tout moment, disponibles, pour une discussion, une évaluation, un contrôle, un « guidage »... Comment réaliser ceux-ci ? Le danger de ce genre de modélisation est le caractère réducteur des conclusions et inférences réalisées ainsi que le « risque » épistémologique de toute reconstruction a posteriori. C'est pourquoi il importe de distinguer ce travail de recherche didactique sur le(s) raisonnement(s) de la réalité de la recherche en biologie, il est évident que le chercheur ne travaille pas comme cela. Les caractéristiques du vivant obligent toujours à tenir compte de la variabilité, de l'interaction éventuelle des facteurs déclenchants... Il serait possible, mais au prix d'un alourdissement difficilement compatible avec la version de Prolog choisie, d'affiner et de contextualiser les inférences produites par le logiciel. Les modes de raisonnement présentés n'ont aucune prétention à la généralité, il semble cependant qu'ils soient un compromis entre un réductionnisme (nous semble-t-il) valide et un dogmatisme expérimental.

     Pour interagir avec l'élève, il paraît raisonnable, dans un premier temps, d'éviter le langage naturel et les questions trop ouvertes. On peut néanmoins envisager ces dernières dans une version recherche qui engrange les données. Il faut que l'interaction soit la plus souple possible et conforme aux critères d'ergonomie d'une interface informatique.

     Pour terminer sur les influences possibles de ce genre de travail citons P. Oléron [23] qui cite Le Ny et Richard [24] pour « l'influence pédagogique » de l'IA comme « incitation à l'explication ». « On pourrait, si l'on ne craignait l'emphase associée au terme, parler d'une ascèse intellectuelle qui conduit à rejeter les facilités et l'éclat des constructions globales, n'atteignant la généralité qu'en jouant sur l'imprécision et les ressources dialectiques du langage. » Ce n'est sans doute pas le privilège de l'IA, d'autres approches sont sans doute, sans exclure celle-ci, possibles. Mais en se frottant aux mécanismes du raisonnement on y découvre des carences, des simplifications abusives, des implicites que tout enseignant pourrait considérer à tort comme des « raisonnements ». Des chercheurs [25] ont également montré que les changements conceptuels se font surtout si la nécessité de trouver la solution de nouveaux problèmes les rend nécessaires. Cela souligne, pour nous, l'importance de travailler la liaison concepts-raisonnements. Des didacticiens [26] ont aussi montré que, sans des situations appropriées d'utilisation de nouveaux concepts, les anciens demeurent et ce fort longtemps surtout s'ils suffisent à la compréhension du monde quotidien. D'ailleurs n'entendons-nous pas souvent cette troublante question « à quoi cela sert-il ? » et ne l'avons-nous même pas posée ?

Alain Langouet

Paru dans la  Revue de l'EPI  n° 73 de mars 1994.
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NOTES

[1] Étude des comportements animaux.

[2] Langouet A. Mémoire de DEA op. cit.

[3] (ALC & al.90) Alcher M., Salamé N. Le comportement prédateur de la vipère aspic : étude des stimuli mis en jeu, manuel d'accompagnement du logiciel ETHOL, CARFI, Versailles, 37 p., Fév 1990.

[4] (NAU66) Naulleau G. La biologie et le comportement prédateur de la vipère aspic au laboratoire et dans la nature, thèse de doctorat, Univ. de Nancy, 136 p, 1966.

[5] (NAU66) Ibid.

[6] La perception n'est pas distinguée de l'alerte dans le modèle. Si la vipère est alertée, on peut supposer qu'elle a perçu la proie. En revanche, si elle n'est pas alertée, rien ne permet d'affirmer que la proie n'a pas été perçue, ni que le stimulus n'est pas efficace.

[7] (NAU66) op. cit. p. 47-48.

[8] (ALC & al.90) op. cit.

[9] (CHA75) Chauvin R. L'éthologie. Étude biologique du comportement animal, PUF, 1975. (HIN75) Hinde R.A. Le comportement animal, tome 1 & 2, PUF, 1975. (La Recherche..79) La recherche en éthologie. Les comportements animaux et humains. Coll. Points Sciences, 1979. (PRA84) Pradalie, Lauga, Sajus. Le comportement des insectes : quelques méthodes d'étude, CRDP, Toulouse, Coll. Rénovation pédagogique, n° 14, 47 p., 1984.

[10] (LAU86) op. cit.

[11] (TOW88) Townsend C. Turbo Prolog Applications, Ed. Sybex, p. 367, 1988.

[12] (BAV & al.87) Baveux I., Alcher M., Blondel F.-M., Salamé N. « Simulation en biologie : aide à la déduction dans le raisonnement expérimental », in Actes du Congrès EAO 87, Cap d'Agde, Agence de l'Informatique, mars 87, p. 49-57.

[13] Cela comprend tous les caractères chimiques de la souris.

[14] Dans la mesure où aucun vibro-récepteur n'a été mis en évidence à l'heure actuelle, on peut assimiler les modalités des vibrations à des stimuli auditifs. Mais rien ne permet a priori de distinguer les vibrations du sol des vibrations dans l'air.

[15] C'est-à-dire des raisonnements dans lesquels des paramètres, éventuellement non contrôlés, interagissent sur un phénomène.

[16] C'est, en effet, en faisant un certain nombre d'erreurs que l'on progresse ; c'est du moins la thèse que défendent certains auteurs pour qui la pédagogie de l'erreur est fondamentale par exemple (DUM89) Dumont B. Questionnements et interprétation des erreurs en Mathématiques, Thèse d'état ès sciences (mention Didactique des Mathématiques), Université Paris 7, U.F. de Didactique des Disciplines, Janvier 1989.

[17] Voir note sur l'absence de vibro-récepteurs (ci-avant).

[18] (STE & al 86) Sterling L., Shapiro E. The Art of Prolog, MIT Press, 1986.

[19] Il s'agit d'une corrélation entre l'organe et le stimulus.

[20] Dans la mesure où un obstacle épistémologique, celui de la confusion corrélation - causalité, est peut-être alors prêt à être franchi.

[21] C'est-à-dire un autre organe que ceux qui sont manipulés dans la simulation.

[22] Ce sont des fossettes thermo-réceptrices sensibles aux variations de la température.

[23] (OLE89) Oléron P. L'intelligence de l'homme, A. Colin, p. 184, Paris, 1989.

[24] (LE.86) Le Ny J.-F., Richard J.-F. Conclusion : Psychologie, intelligence artificielle et automatique, science cognitive, in C. Bonnet, J.M. Hoc, G. Tiberghein (Eds), Psychologie, intelligence artificielle et automatique, Bruxelles, Mardaga, 279-320, 1986.

[25] (STR & al.82) Strike K., Posner G., Hewson P., Gertozog W. Accomodation of a Scientific Conception : Toward a Theory of Conceptual Change, Science Education, 66, 211-227, 1982.

[26] (CLE91) Clément P. Sur la persistance d'une conception : la tuyauterie continue digestion - excretion, in Aster n°13, Respirer, digérer : assimilent-ils ?, INRP, Paris, 1991.

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