Money outside, english inside

Jean-Louis Malandain
 

     En vingt ans, l'informatique est passée de la création à la consommation...

     En vingt ans, l'anglais s'est définitivement installé au coeur des machines et des systèmes...

     Au début des années 70, quand naissait l'EPI, la volonté affichée des enseignants qui s'intéressaient à l'informatique était d'acquérir la maîtrise d'un outil dont on pressentait l'importance dans tous les domaines.

     Il s'agissait, à la fois, de mieux connaître le fonctionnement de l'ordinateur et de découvrir les moyens de produire des applications pédagogiques... C'était parfois une entreprise héroïque car les outils de développement étaient plutôt frustes : des programmes sous la forme de fiches perforées avant de passer à des affichages sur écran.

     Mais, à l'époque, beaucoup d'informations circulaient sur les merveilles que permettait la programmation... Il y avait même des « formations » (pour employer un mot totalement oublié en la matière) et beaucoup d'enseignants avaient plongé dans cet univers. Des revues nombreuses foisonnaient d'exemples ; certaines étaient exclusivement consacrées à la pédagogie et, plus précisément, à la réalisation d'applications.

     Comment se fait-il, alors, qu'elles aient toutes disparu ou, pour la seule exception notable (on aura reconnu le Bulletin de l'EPI), abandonné cette orientation ?

     Pourtant, on nous dit que les systèmes et les langages ont considérablement gagné en ergonomie... et c'est vrai : entre la manipulation des éditeurs d'antan et la souplesse de la souris sous Windows, il y a un monde. Les coûts aussi ont considérablement évolué ou, plus exactement, on obtient pour le même prix des machines et des logiciels autrement plus puissants. Mais alors, pourquoi le même attrait n'a-t-il pas persisté ?

     De 70 à 90, dans la mouvance des mouvements alternatifs, on offrait des outils pour créer. La logique marchande s'étant imposée, on propose aujourd'hui des produits à consommer.

     L'information ne circule plus ou très peu, et d'ailleurs quel enseignant (littéraire !) songerait à percer les mystères du Système 7, de Windows ou d'OS/2.

     CP, FLEX, DOS, LSE, LOGO, BASIC, PASCAL exigeaient des efforts mais on pouvait construire avec ces briques sur des machines peu gourmandes en mémoire (donc pas trop chères quand même).

     Les outils de développements actuels imposent un coût-mémoire exorbitant pour gérer l'aspect graphique de l'écran selon les normes (ou la mode) en vigueur : fenêtrage, imbrications, scintillement iconique, etc.

     Pourquoi pas ? Le problème est que la gestion de telles interfaces est devenue affaire de spécialistes et que les pédagogues ont de plus en plus de mal à mettre en oeuvre des séquences interactives fonctionnelles.

     À se laisser prendre au jeu du décor, on perd ses écus et son âme : les prix ont baissé mais il faut un 4/40 pour écrire « Bonjour ! » sur un écran, donc une machine puissante avec un logiciel assez coûteux pour moirer le mot en 8 324 couleurs... mais comment fait-on avec ces outils remarquables pour signifier que l'écran étant crépusculaire, c'est « Bonsoir ! » qu'il fallait dire...

     Il y a 20 ans, des profs comme vous et moi (pas des informaticiens), ont pu accéder à des machines, en pénétrer les arcanes et, laborieusement, en faire jaillir des idées pédagogiques. Ne parlait-on pas de « jaillissement de l'esprit » ?

     Eh bien, paradoxalement, c'est presque irréalisable aujourd'hui et, dans vingt ans, ce sera totalement impensable car les outils de la production auront été confisqués par les éditeurs.

     Il n'était pas question, avant l'ordinateur, de produire et de diffuser une oeuvre sans passer par un éditeur. L'informatique a, pour un temps, ouvert une brèche ; elle se referme très vite au plus grand nombre.

     C'est comme si on n'avait plus la possibilité d'accéder à des instruments de musique, devenus hyper-multi-giga, pour se contenter d'acheter des CD ; ou comme si on ne pouvait plus peindre mais seulement consommer de l'image de synthèse...

     Comment s'étonner, dans ces conditions, que certains enseignants regardent les ordinateurs de travers ? Si nous ne trouvons pas une parade à cette évolution, la devise de l'EPI n'aura été qu'un voeu pieux : l'ordinateur doit rester un outil de création au service des pédagogues et, plus précisément, des créateurs. Si c'est une boîte à consommer du surgelé industriel, autant suivre le conseil de Coluche et le jeter directement à la poubelle (il était moins poli !), sans même y goûter puisqu'on sait déjà ce qu'il y a dedans...

     Le plus grave est que cette régression s'est produite avec la complicité active d'individus ou d'institutions qui ont, très tôt, brocardé les initiatives individuelles, les « bidouillages » qui, s'ils avaient été régulés ou pilotés, auraient pu ouvrir des pistes originales. Au lieu de cela, on s'est évertué à les comparer aux logiciels « professionnels » pour mieux marquer leur imperfection. C'est avec le plus grand mépris que de doctes experts en sont venus à dire qu'il fallait faire de l'ingénierie plutôt que de la pédagogie.

     On aurait pu prévoir un budget substantiel pour fournir une assistance technique ou un encadrement, voire un guidage universitaire aux pédagogues en mal de création. Les quelques efforts réalisés dans cette voie ont été vite abandonnés pour mettre en place les « licences mixtes » et doter les établissements de logiciels prestigieux, souvent américains, de surcroît ! C'est au point qu'on peut se demander s'il n'y aura pas bientôt une épreuve de Word sous Windows au baccalauréat, avec hot-line Microsoft pour la correction.

     Dès lors apparaît le second aspect d'une évolution qui devrait nous faire réagir. « Intel Inside » dit le slogan. Mais, au coeur du coeur, c'est « English Inside » qu'il faut dire.

     Que vaut une langue qui ne peut se manifester, s'éditer, se diffuser qu'avec des outils qui parlent anglais, même si la couche visible est francisée ? Les experts de la politique linguistique et les pontes de la francophonie ont-ils réalisé que l'intrusion culturelle est beaucoup plus importante en profondeur qu'en surface. Sans doute vaudrait-il mieux un processeur parlant français et une série américaine de plus à la télévision que le contraire ! En la matière, ce qui se voit le moins est le plus pernicieux.

     Que peut-on faire ? Se résoudre à faire fonctionner notre langue et notre culture avec des instruments qu'on ne peut réellement gouverner qu'en anglais ? Dans ce cas, nous sommes pilotés, conditionnés ; l'exception culturelle est une vaine apparence.

     Peut-on penser, au contraire, que la machinerie n'empêche pas l'originalité d'une création, qu'on aurait réalisé et diffusé plus de productions audiovisuelles en adoptant le standard Pal ou Ntsc ?

     Mais alors, c'est à la création qu'il faut s'intéresser ; susciter les vocations, donner les clés pour créer, recenser les productions, favoriser le foisonnement, soutenir les auteurs, faire connaître leurs travaux...

     Voilà quelques pistes pour de prochains « forums », dans la lignée ouverte par Pierre Kessler dans la rubrique de « l'informatique pédagogique avec trois bouts de ficelle », en mettant un bémol sur la puissance des outils (il y a encore des choses intéressantes à faire avec un vieux PC !) et en débusquant des créations qui parlent notre langue.

Jean-Louis Malandain
CIEP-Belc
Bureau National de l'EPI.

Post-scriptum : le rédacteur de cette rubrique, on l'a vu, apprécie beaucoup les papiers de Pierre Kessler sur l'informatique pédagogique avec « trois bouts de ficelle ». Pourtant, la dernière chronique, dans le bulletin de décembre 93, contribue précisément à banaliser l'usage de l'anglais. Pour utiliser les logiciels présentés, il faut, écrit P. Kessler avec humour, page 203, « un dictionnaire informatique américain-français, car, comme d'habitude, tous les documents techniques sont écrits en cow-boy dans le texte, et aucune publication en français n'est envisagée. Sorry... ». C'est d'autant plus insidieux que l'intention est bonne. Ce pavé dans la mare mérite réflexion, à moins de rebaptiser le chronique en « BOOT FICEL » !

Paru dans la  Revue de l'EPI  n° 73 de mars 1994.
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