Réseaux télématiques Freinet
2ème partie

(suite de l'article page 217 du Bulletin n° 62)

Alex Lafosse
 

     La naissance et le développement de la télématique en France a reposé et repose encore sur un énorme malentendu.

     Les leçons de l'histoire semblent n'avoir servi de rien ; souvenons-nous des réactions des journaux lors de l'apparition du téléphone :

« Grâce à l'appareil que Monsieur Bell a inventé aux États-Unis, on va pouvoir transmettre directement des sermons, écouter depuis chez soi les concerts et les conférences des sociétés savantes... »

     Déjà on ne savait envisager que la dimension informative du média au détriment de son potentiel convivial et interactif, ne concevant pas un seul instant que le téléphone permettrait surtout à Monsieur ou Madame Durand de s'entretenir directement avec Monsieur ou Madame Dupont.

     Même équivoque qu'avec le télégraphe de Chappe dont la mise en place n'avait été décidée que pour transmettre rapidement des ordres à l'armée du Rhin !

     Même méprise à la mise en place du réseau minitel qui, dans l'esprit de ses promoteurs, devait surtout permettre la consultation de multiples et gigantesques banques de savoir. La déferlante inattendue et massive du phénomène messagerie n'aura pas suffi à désarmer les a priori.

     Alors que chaque jour voit se décharger une nouvelle banque de données et s'ouvrir une nouvelle messagerie, le mythe de la télématique informative garde d'ardents défenseurs à l'Éducation nationale.

     La chose est d'autant plus paradoxale que le nouvel outil Fax est présenté quant à lui uniquement sous son aspect communicationnel, indéniable certes, mais sans que personne ne semble officiellement prendre garde à ses très riches potentialités en documentation interactive. [1]

     Envisagé sous un autre angle, on peut dire que c'est surtout dans les systèmes télématiques conçus selon une démarche de pédagogie active que la page vidéotext, traditionnellement pensée comme un écran donné à lire, est plutôt considérée comme un espace où écrire. Nous y reviendrons.

     Précisons que dans cette seconde partie nous nous référerons essentiellement aux services hébergés sur le serveur de la ville de Chatellerault (36-14 code ACTI) sur lequel, grâce à la bienveillance éclairée de cette dynamique municipalité, notre collègue Bernard Monthubert [2] a pu, avec l'aide des nombreuses bonnes volontés qu'il a su susciter ici ou là chez ses camarades de l'I.C.E.M., monter un ensemble pédagogique quasi-unique en son genre et en tous cas tout à fait exemplaire.

A/ LA TÉLÉMESSAGERIE PROFESSIONNELLE

a. Une efficacité étonnante

     C'est l'expérience peu courante d'une association dont toutes les forces vives se sont reliées électroniquement, chaque militant un peu impliqué ayant désormais sollicité sa « B.A.L. » (ou boîte aux lettres télématique).

     Tout un système très souple de listes spécialisées permet à chacun de se situer en fonction de son appartenance à l'ensemble (liste générale « GICEM » consacrée aux infos d'ordre général), de sa situation géographique (liste « GSUDO » par exemple, réservée aux échanges spécifiques à la région Sud-Ouest), de sa spécialité (par exemple « L.S.D. » : Liaison Second Degré ou liste « punique » des enseignants en classe unique...) ou de ses activités habituelles (travail au Chantier Bibliothèque du Travail, sur une recherche, une expérience ou un outil particuliers ...) de ses préoccupations (liste P.C. des utilisateurs de PC compatibles ou ATARI des Ataristes convaincus ...) ou des activités habituelles avec les élèves (ex : liste PROF des enseignants dont les classes sont sur la messagerie interscolaire, liste AFFI de ceux dont les élèves pratiquent les échanges d'affiches en réseau, ou FAX de ceux qui utilisent le FAX, sous liste NZ de ceux qui échangent par télécopie avec une vingtaine d'établissements en Nouvelle-Zélande, etc.).

     La plupart se retrouvant sur plusieurs listes à la fois, la circulation de l'info est à ce point dense que tout militant un peu impliqué doit relever sa boîte deux fois par semaine, voire chaque jour (ou plutôt chaque soir par souci d'économie).

     Un caractère original de cette messagerie associative et militante est de ne pas être institutionnelle. Ni le « hard » ni le « soft » n'ayant été mis en place par l'I.C.E.M., l'ouverture d'une boîte n'est point le fait de ses instances et ne dépend point d'une quelconque cotisation.

     L'horizontalité est donc totale et la démocratie à ce point directe que les responsables mandatés sont souvent interpellés sans ménagement par des opposants très critiques.

     La guerre du Golfe, par exemple, a vu de très vifs affrontements entre pacifistes et interventionnistes, à tel point que certains en arrivaient à redouter le pire et à réclamer le respect d'un modus vivendi pour préserver l'avenir et éviter les mises en cause personnelles.

     À ces réserves près l'outil s'avère d'une efficacité extrême. On peut même soutenir qu'à une époque où l'engagement militant se fait de plus en plus rare, la télématique est parvenue à enrayer à l'I.C.E.M. une hémorragie par ailleurs générale.

b. un média au carré

     Une autre caractéristique de cette télémessagerie professionnelle entre pédagos est sa dimension « synergétique ».

     Certains veulent voir dans la télématique un média comme un autre, un média parmi d'autres.

     Ils ont certes raison mais ils ne perçoivent pas qu'en plus, elle peut revêtir la dimension d'un « média de média », d'un média au carré selon l'expression d'Umberto Ecco.

     Ni la coordination des envois inter-collèges d'affiches réalisées en PAO [3], ni les circuits d'échanges vidéo, ni la mise en place ou le pilotage du réseau FAX [4], ni bien d'autres activités coopératives n'auraient pu être réalisées, en tous cas avec autant d'efficacité, sans le secours de cette liaison permanente entre enseignants concernés.

     Michelle Harrari de l'INRP, collaboratrice de notre ami Patrick Guihiot qui, avec son équipe, a observé plusieurs années durant le fonctionnement des télémessageries ACTI, souligne aussi le phénomène, au niveau de la télémessagerie interscolaire cette fois :

     « Il apparaît nettement que, pour de nombreuses classes du réseau, la télématique n'est pas qu'un moyen de communication parmi d'autres, mais que c'est aussi un moyen qui permet de mieux gérer les autres.
     « Journaux scolaires, albums, panneaux, expositions, cassettes, cartes postales, échantillons divers ont circulé dans le réseau, les messages télématiques nombreux sont là pour le prouver, qu'il s'agissent de propositions d'informations, de demandes de suivi ("mais où est donc passée l'expo. tempête ?"), de commentaires sur les envois...
     « Il y a bien sûr aussi inter-pénétration des différents modes de communication : on propose un article pour prolonger un message mais, inversement, un article peut donner l'idée d'un message... »

B/ LA TÉLÉMESSAGERIE INTERSCOLAIRE [5]

     Près de 150 classes [6] perpétuent sur le serveur ACTI la tradition de correspondance interscolaire de l'École Moderne. Mais on rencontre aussi de telles messageries sur des serveurs régionaux. [7]

a. Organisation

     Ce réseau-classes est sur ACTI séparé de façon rigoureusement étanche de la messagerie adulte où une liste « prof », réunissant les enseignants responsables de chaque classe, permet l'indispensable coordination pédagogique.

     La difficulté la plus fréquemment signalée réside dans la trop grande abondance de messages, difficilement exploitables par les classes, surtout de petits. D'où la solution adoptée par certains maîtres consistant à filtrer quotidiennement les arrivées pour ne plus laisser à leurs élèves qu'une sélection de six à huit messages à traiter.

     De même fusent régulièrement des protestations de classes ou d'enseignants. contre des émissions abusives ou mal ciblées venant parasiter la communication ; une auto-régulation s'avère en effet indispensable sur un réseau aussi fréquenté.

     Un des premiers blocages à surmonter avant de se lancer est celui qui associe dans l'esprit du néophyte toute entreprise télématique à l'idée d'une activité ruineuse... Rien n'est plus faux quand la communication est bien organisée, proteste Roger Beaumont.

     Et les chiffres qu'il donne sont en effet probants : moins de quarante francs par mois dans sa classe, il est vrai équipée d'un PC avec carte modem.

     Le second blocage naît d'une autre assimilation abusive, au niveau du prérequis technique cette fois, entre télématique et informatique.

     (On est bien placé à l'EPI pour savoir que seuls des désaxés mentaux peuvent éprouver quelque jouissance à se vautrer à longueur de nuits dans les arcanes de la programmation !)

     Certes un minimum d'information pratique est demandé lorsqu'on veut pouvoir remplacer le minitel par un terminal de consultation composé d'un TO7 et d'un P.C. équipé d'un logiciel ad hoc.

     La chose est en effet vivement conseillée pour que les messages puissent être consultés à têtes reposées et soignés à loisir par les élèves, au fond comme dans la forme, avant expédition. Pour cela il faut bien sûr que lecture et composition de pages puissent se faire hors temps de connexion, ce qu'un simple minitel, même équipé d'une imprimante, permet mal.

     L'équipe d'animation a heureusement le souci de faciliter l'intégration des nouveaux venus et de tous ceux qui se confrontent pour la première fois avec ce type de matériel et de communication.

     Elle les aide dans leur propre démarche d'apprentissage lorsqu'il y a risque de blocage et de découragement et facilite les premiers contacts par des informations ciblées sur les attentes personnelles des nouveaux connectés.

b. Un écran pour l'écrit

     « Le grand souci d'un enseignant de CP-CE1 est celui d'une recherche de situations de lecture motivantes et adaptées à cet âge...
     « Les situations créées par l'écrit de la messagerie ne pourraient être plus fonctionnelles... La télématique redonne toute leur authenticité aux situations de communication... »
affirme notre collègue Christian Derrien du Finistère.

     « La télématique nous est apparue, lors des premières expériences dans l'Yonne, comme un outil particulièrement favorable à l'émergence d'un "lecteur actif" aux compétences diversifiées face à l'écrit » confirme Denis Roycourt.

     « L'usage de la télématique, dans le contexte d'un réseau de communication, met les enfants dans une des plus fortes situations de lecture qui soit » renchérit Bernard Collot en Haute-Vienne.

     Qui dit lecture dit bien sûr écriture. Que ce soit pour réagir à une information ou en diffuser une, cet écrit des enfants sera un écrit naturel, un écrit « vrai ».

     Une des caractéristiques de cet écrit télématique - et qui en fait d'ailleurs un écrit parfaitement en prise sur son siècle - est dans son exigence de concision.

     « Particularité dans laquelle les jeunes se retrouvent d'ailleurs admirablement, souligne encore Bernard Collot, au point qu'il est parfois bien difficile de reconnaître l'âge d'un auteur de message. »

     Ce que confirme une collègue travaillant en Lycée Professionnel :
« C'est un moteur particulièrement efficace pour réconcilier des jeunes 'en difficultés' avec l'écriture et la lecture...
« Les refus traditionnels face au Livre, à la rédaction, à la correction d'un texte, à l'apprentissage d'une autre langue cèdent devant l'attrait de l'envoi de messages télématiques... »

     Ceci d'ailleurs comme chaque fois que l'écriture est socialisée, sert à quelque chose dans le contexte d'une communication « en vraie grandeur » (journal, affiches, télécopies, etc.)

C/ MAGAZINES ET JOURNAUX TÉLÉMATIQUES

a. Magazines

     C'est d'ailleurs dans la mise en valeur de ces écrits de jeunes, sélectionnés dans les classes parmi ceux jugés les plus significatifs - plus intéressants ou plus émouvants - que magazines et journaux télématiques trouvent l'essentiel de leur justification.

     Nous l'avons déjà dit : nous ne croyons guère aux bases de données, si ce n'est par l'intérêt éducatif très réel qu'elles peuvent revêtir pour les jeunes qui les mettent en place (exemple du serveur du Lycée Amiral RONARCH à Brest).

     De même nous ne nous faisons pas d'illusion sur le nombre de connexions que peuvent provoquer un magazine ou un journal télématique rapporté à celui que peuvent amener une messagerie .

     Ils ont au moins une justification : celle de placer en majesté les écrits et les dessins des enfants.

     L'expérience a d'ailleurs prouvé qu'enfants et parents - jeunes ou moins jeunes - prenaient un plaisir très réel à les explorer ensemble lorsque l'existence leur en est révélée, l'occasion offerte et le processus mis en main.

     Les statistiques des serveurs montrent toutefois que leur consultation spontanée est plutôt faible. [8] C'est vrai que beaucoup ont pu, sur certains magazines de ce type, être découragés par le fait de retrouver, inchangé, un même contenu à chaque connexion. C'est vrai aussi que c'est un véritable crève-coeur pour tout le monde, grands et petits, d'envoyer au pilon des productions « périmées ».

     La solution est sûrement dans ces « archives », accumulées depuis 86, et dont l'exploration n'est certainement pas un des moindres charmes de la consultation d'ACTIMAG.

b. Journaux hébergés

     Toujours dans Créactif, le choix 4 permet d'accéder à une dizaine de « journaux d'écoles » alimentés chacun par une classe ou un établissement différent. On mesure, par rapport à ces différentes sortes de nano-serveurs évoqués dans le précédent bulletin, l'intérêt pour des enseignants qui n'ont plus à se colleter ni avec le matériel ni avec le logiciel de machines souvent capricieuses

     Comme d'ailleurs dans le cas du magazine collectif, les pages sont transmises au serveur soit par voie postale ou par Fax sous forme de grille-papier, soit sur disquettes après composition sur ordinateur (TO7, nanoréseau ou PC compatible), soit téléchargées, soit, enfin, télécomposées sur clavier - y compris de minitel - depuis leur classe par les enfants.

     À une époque qui voit la « galaxie Gutenberg » livrer un combat d'arrière-garde à une « galaxie Mac Luhan » partout triomphante, les tenants de l'écrit, du cerveau gauche logique et de la raison raisonnante luttent pied à pied contre l'envahissement « odieux-visuel » et la suprématie d'un cerveau droit abandonné à toutes les sensibleries et les n'importe quoi !...

     À cette époque donc, où le Ministère décrète la mobilisation générale de toutes les énergies au secours de la lecture et contre l'illettrisme, se soucie-t-il assez de l'appui majeur que pourraient y apporter tous « ces médias électroniques au service de l'écrit... » ? [9]

     L'informatique, bien sûr, avec ses logiciels dédiés à la lecture avec ou sans synthétiseur vocal [10]. Ceux de traitement de texte et de P.A.O., y compris ceux permettant l'édition de ces auto-collants si prisés par les jeunes [11]. Et peu importe même lesquels, au fond, tous donnant par nature plus ou moins à lire et à écrire ... Et tous les dérivés : CD-ROM, tableaux d'affichages électroniques, muraux ou sur écrans, etc. y compris télécopie et - évidemment - télématique ! Ce ne sont donc pas outils et techniques qui font défaut.

     Jean-Pierre Chabrol observe même :

     « De nos jours l'homme sait écrire dans le ciel et qu'est-ce qu'il y écrit ? : Buvez Coca Cola ! »

     Mais ce n'est sans doute plus là affaire de technique... De pédagogie, peut-être ?

Alex Lafosse

Paru dans la  Revue de l'EPI  n° 63 de septembre 1991.
Vous pouvez télécharger cet article au format .pdf (110 Ko).

NOTES

[1] Voir, au sujet de l'utilisation pédagogique du télécopieur, la première partie de cet article in Bulletin de l'EPI n° 62 pages 217 à 222.

[2] Bernard Monthubert 60, Résidence Jules Verne - 86100 CHATELLERAULT.

[3] Contact Catherine Mazurie Village des Plateaux - 41 Rue J. Duclos 33270 FLOIRAC - Tél : 56.40.27.21

[4] Contact Alex Lafosse Roc Bédière 24200 SARLAT - Tél : 53.31.11.43 - Fax : 53.59.26.34

[5] Pourquoi, comment la télématique dans une pédagogie de la communication - 72 pages - 46 F aux P.E.M.F. 06376 MOUANS - SARTOUX CEDEX. Voir aussi le bulletin de liaison E.L.I.S.E. et C.E.L.E.S.T.I.N. du secteur télématique de l'I.C.E.M. : 140 F tous les cinq numéros auprès d'Alex Lafosse (adresse ci-dessus)

[6] dont on peut consulter la liste sur le 36-14 code ACTI - choix : 1 CREACTIF puis 2 : ACTICOM. Contact : Roger Beaumont, École Publique POLLIONNAY, 69290 CRAPONNE - Tél : 78.48.10.60

[7] Denis ROYCOURT, par exemple, responsable du secteur Français de L'I.C.E.M. en anime une sur le serveur du C.D.D.P. de l'Yonne.

[8] Que cela ne décourage pas pour autant le lecteur de se connecter sur 36-14 code ACTI, choix 1 : Créactif puis soit 3 : Contes Interactifs, 4 : Journaux d'écoles, 7 : Archives ou bien 1 : Actimages qui permet d'autres choix encore....

[9] Une Université d'été sous cet intitulé a eu lieu à Brest du 11 au 19 Juillet derniers, coorganisée à l'École Nationale Supérieure des Télécoms de Bretagne par l'INRP, le CDDP 29, l'I.C.E.M. - Pédagogie FREINET - et l'École Nationale d'Ingénieurs de Brest. Trop tard pour cette année mais surveiller le B.O. en Mars prochain.

[10] Voir à ce propos, concernant le remarquable « Lovely » de l'I.U.T. d'Aix en Provence : Daniel Feneuille in Bulletin EPI n° 46 « Parlez-moi de... synthèse vocale » et Marc Laporte in n° 59 : « la lecture et l'ordinateur ».

[11] par exemple mis au point par André PIC, professeur à l'École Nationale d'Ingénieurs de Bretagne, Avenue Le GORGEU 29287 BREST CEDEX.

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