DES LOGICIELS
 

     Jamais on n'a eu tant besoin de logiciels dans l'Éducation nationale jamais on n'en a tant parlé ; mais l'abondance du verbe ne saurait d'elle-même créer des logiciels éducatifs nouveaux.

     Le Conseil d'administration et l'Assemblée générale de 1986 ont précisé les modalités de diffusion des logiciels de l'E.P.I. (cf. comptes rendus dans le Bulletin n° 44). Si pour LIRA par exemple, « l'association attend des utilisateurs qu'ils ne dupliquent pas cette disquette », cela vaut pour tout autre logiciel édité. L'E.P.I. qui n'a pas actuellement les moyens de s'engager dans la production et la diffusion systématiques de tels logiciels, serait mal venue de ne pas appeler à respecter, pour les autres logiciels, une conduite qu'elle demande de tenir aux utilisateurs des siens.

     Depuis 1986, la loi ne tolère qu'une seule copie de sauvegarde par utilisateur (cf. ici la rubrique DOCUMENTS) mais la jeune jurisprudence laisse encore bien du flou dans le tracé de la frontière entre le permis et le prohibé.

     Dans notre société la contrainte économique est aujourd'hui « incontournable ». La gratuité a perdu son sens : ce qui est gratuit est sans valeur. Qui ne se plaît à dire que la conception, la réalisation, la diffusion, le « suivi » des logiciels exigent des investissements considérables en matière grise, en recherche, en temps, en matériel, en argent pour des résultats imprévisibles ? Les évolutions rapides rendent aléatoire la durée de vie du logiciel et très volatil son succès. Les coûts, les risques excluent que les logiciels n'aient pas de prix. Le refus d'en tenir compte peut rapidement laisser un monopole aux seules entreprises puissantes, étrangères de préférence, ignorant les spécificités et les besoins pédagogiques français, capables d'imposer leurs volontés et leurs tarifs pour des logiciels vedettes.

     L'abandon par tel grand constructeur de sa gamme de micros conçue en France, le repli de tel ou tel éditeur en matière de « logiciels d'E.A.O. »... inquiètent. Le nanoréseau a-t-il suscité toutes les créations logicielles espérées ? Hors du compatible PC point de salut mais quel est l'avenir de cette compatibilité ? Celui des anciens équipements et des non-compatibles semble déjà scellé. Qui ne déplorerait l'inégalité logicielle des établissements et des écoles déjà plus ou moins bien – ou mal – équipés ? Les langages d'auteur confirment-ils les espoirs placés en eux il y a quelques années ? La vogue des logiciels professionnels dans l'Éducation nationale cache mal une certaine misère des logiciels éducatifs.

     Si peu à peu, s'est répandue l'opinion que ceux-ci étaient affaire d'industrie, il n'en reste pas moins que les filons de matière première sont chez les enseignants eux-mêmes et le concours de scénarios lancé par le Ministre en est une reconnaissance manifeste. Comment apprécier alors l'attitude de ceux qui aujourd'hui, se comportent encore en braconniers de chasses aux logiciels, souvent mal gardés pour, devenus auteurs, se plaindre de l'ingratitude des hommes qui ne reconnaissent pas leurs mérites et les paient si mal ? On pense à l'automobiliste râlant en ville contre le piéton versatile et qui, aussitôt sorti de sa voiture, se mue en irascible marcheur, vitupérant le chauffard. Est-ce si simple ?

     La place du logiciel dans le système éducatif n'est pas celle qu'il a dans l'entreprise. La législation est-elle appropriée ? À quel niveau de hiérarchie de l'Éducation nationale se situe la responsabilité ?

     Dans les entreprises, les logiciels sont éléments de productivité, de valeur ajoutée, de rentabilité qui se mesurent en espèces. Rien de tel dans l'enseignement où ils participent de la formation des élèves ; leurs effets sur les esprits, la « culture » acquise sont inestimables comme le sont les retombées de leurs utilisations : les élèves deviendront, dans les entreprises, professionnels prescripteurs de logiciels voire auteurs...

     Beaucoup de besoins essentiels de l'enseignement ne sont pas directement solvables. Même si leurs usages y restent épisodiques, les centres de formation, de ressources, de documentation... doivent pouvoir disposer des logiciels éducatifs. Dans les établissements, les écoles, les utilisations collectives sont très différentes des utilisations en entreprise et souvent éloignées des prévisions des auteurs. Les logiciels sont là pour « assister la démarche pédagogique de l'enseignant » (circulaire du 3 novembre 1985 – Bulletin n° 43 p. 23) et ne peuvent le faire qu'après leur intégration à son environnement pédagogique propre. Comme avec les manuels scolaires, l'enseignant conserve toute sa liberté et sa responsabilité pédagogiques ; le droit fondamental de choisir, de modifier, de corriger ce qu'il juge erroné, d'améliorer, et même de « tordre », de subvertir ne peut lui être contesté.

     Bien des dispositifs contraignants « protégeant », bridant les logiciels sont ressentis comme insupportables. Les dernières orientations ministérielles pour des logiciels « ouverts » et paramétrables confirment l'importance de ce principe sans lequel il ne saurait y avoir d'avenir pour les instruments informatiques dans le système éducatif français.

     Pour autant cela ne justifie pas la situation présente de l'Éducation nationale. D'aucuns évoquent un futur apocalyptique ; le monde du logiciel deviendrait une jungle peuplée de pré dateurs de tailles diverses, de pirates à tous les étages, à toutes les étapes : des diffuseurs organisant leur autodéfense par des tarifs élevés, prenant le plus possible, le plus vite possible sans souci des conséquences, sans respect des auteurs... D'autres, moins en vue, clonant sans vergogne les logiciels les plus demandés... À l'extrême, des utilisateurs, plus ou moins soucieux de bien faire, ou de se faire mieux valoir, piratant et bidouillant à tire-larigot. Le terrain deviendrait champ de bataille où de cyniques compétiteurs se livreraient à un dérisoire jeu de massacre.

     On n'en est pas là mais qui peut nier l'actuel désordre ? Plus de quinze années ont été marquées par la faiblesse, voire l'absence, d'une politique cohérente du logiciel dans l'introduction de l'informatique pédagogique.

     Certes, grâce aux recherches et aux pratiques expérimentales des enseignants (d'ailleurs souvent peu soucieux de « production »), le dispositif des années 70 secrétait « naturellement » ses logiciels qui étaient, dans le cadre de l'INRP et avec très peu de moyens, diffusés le plus largement possible et gratuitement. Avec le plan 10 000 micros et ses développements, les problèmes prirent d'autres dimensions ; le CNDP se vit confier une mission multiforme qui aurait sans doute nécessité des moyens beaucoup plus importants : produire et diffuser, pour tous les établissements équipés, les bibliothèques de logiciels documentés, les développer, les mettre à jour... Pour l'essentiel le logiciel éducatif était l'affaire du service public, circulait librement et gratuitement. Les fournitures payantes de quelques éditeurs, les achats pour l'enseignement technique restaient marginaux.

     A partir de 1983, l'arrivée de 6 000 TO-7 bouscula les habitudes : logiciels sur cassettes vendues à la pièce, difficiles à copier, prix du lecteur de disquettes dissuasif... Mais c'est surtout le plan INFORMATIQUE POUR TOUS qui déstabilisa tout le dispositif antérieur : un très grand nombre de logiciels négociés dans la précipitation et en partie hors de l'Éducation nationale, achetés en masse dans des conditions pour le moins extraordinaires... La nécessité de présenter le maximum de logiciels au maximum d'enseignants pendant les vacances, contraignit à faire flèche de tout bois, en moins de deux mois, pour disposer des logiciels nécessaires aux premiers stages.

     Par l'attribution de points, les établissements et écoles purent se procurer les logiciels d'I.P.T. et, faute de documentation suffisante, souvent sans grand discernement. Des responsables administratifs organisèrent même les commandes pour faciliter ensuite les échanges de logiciels et mettre à la disposition de chacun des sites, un vaste éventail de logiciels sans rapport avec le nombre de points concédés.

     Des difficultés diverses, les retards, les oublis d'I.P.T. (centres de formation, réseau du CNDP...) n'arrangèrent pas les choses. Avec les crédits de 1986, on sortit de ce système « faussement gratuit », les établissements recevant une somme d'argent pour des achats libres mais les catalogues n'offrirent guère de logiciels nouveaux.

     Ainsi l'état de fait résultant, bien connu de tous, est-il fort éloigné de l'état de droit que devraient engendrer les prescriptions de la loi votée six mois après le lancement d'I.P.T. et prenant effet au 1er janvier 1986.

     Une véritable politique doit donc modifier les pratiques héritées du passé, mettre fin au désordre établi mais aussi corriger les défauts d'une économie libérale inadaptée au marché particulier du logiciel éducatif.

     L'E.P.I. ne cesse de répéter que, compte tenu des besoins à satisfaire, des efforts à faire, tous les secteurs offrant du logiciel doivent être mobilisés, qu'ils soient publics ou privés. Tout doit être fait pour maintenir et valoriser le potentiel acquis notamment par le service public car nombre d'applications pédagogiques ne sauraient intéresser les entreprises privées.

     Des coproductions privé/public doivent pouvoir être recherchées mais à partir de compromis car si chacune des parties maintient ses exigences, rares seront les contrats signés. L'aide directe de l'État reste indispensable : facilités aux enseignants-auteurs, participation aux recherches, aux études voire aux investissements de réalisation, garanties du respect des contrats...

     En contrepartie les éditeurs accepteraient la concurrence, accorderaient des licences adaptées aux spécificités de l'enseignement, par exemple, par extension de licences de site... Le « freeware » est réputé impraticable en France mais qui l'a essayé dans l'Éducation nationale ? Les licences mixtes envisagées actuellement par le Ministère peuvent constituer d'autres solutions (cf. Bulletin n° 45 p. 16 et ici dans les Informations générales). De multiples formes de contrat pourraient être utilisées.

     L'important n'est pas que telle ou telle solution l'emporte mais c'est de renverser une évolution qui peut conduire à la crise, de créer une dynamique pour la réalisation d'une riche panoplie de logiciels éducatifs accessibles à tous les enseignants. Cela ne pourra être obtenu sans structures de négociations appropriées, sans transparence des procédures et sans règles souples permettant les ajustements toujours nécessaires.

     Actuellement l'essentiel de la politique des logiciels de l'Éducation nationale est traduit dans la confrontation entre l'administration et les éditeurs privés. Si l'on veut modifier certains comportements, appeler les enseignants au sens des responsabilités, les mobiliser, il faut les associer aux négociations. La place prise dans l'histoire de l'introduction de l'informatique par les « gens du terrain » justifie plus qu'une éventuelle participation au concours de scénarios.

     Par l'expérience acquise en plus de seize ans, par sa représentativité, une association comme la nôtre est à même de représenter les enseignants parmi les plus avertis et de contribuer utilement à la résolution des problèmes posés. C'est le rôle que ses responsables ont toujours voulu lui faire tenir pour le progrès du système éducatif.

     Lors de l'Assemblée générale de 1986, j'ai lancé un appel à contributions pour la préparation des futures réunions statutaires d'octobre prochain. Cet appel est renouvelé par le Bureau national dans ce bulletin après l'avoir été dans celui de mars. Vous venez de lire une contribution du président qui s'est sans doute laissé aller à prendre une position personnelle parfois quelque peu provocatrice mais qui espère ainsi susciter des émules.

     Le bulletin de septembre vous est ouvert.

     Merci.

Paru dans le Bulletin de l'EPI  n° 46 de juin 1987.
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Émilien PÉLISSET
9 mai 1987

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