Expérience vécue et représentations de l'ordinateur
dans une classe de CM2

Efthalia Giannoula
 

INTRODUCTION

     L'informatique à l'école a, déjà, une longue histoire, mais les annonces récurrentes de nouveaux plans d'action si elles permettent de relancer le débat, de dynamiser le contexte scolaire et d'actualiser les équipements, ne laissent pas moins un sentiment d'insatisfaction (cf. G.-L. Baron, É. Bruillard, 1996).

     Fondés souvent sur une approche statistique, plusieurs rapports ont porté sur les besoins et les usages possibles de l'ordinateur à l'école ou alors sur les meilleures conditions pour son introduction. Nombre d'études ont cherché à cerner les obstacles que l'introduction de l'ordinateur dans la classe rencontrait et les blocages qu'elle provoquait.

     En parallèle des institutions, sur le plan académique, on a commencé à voir l'enfant comme acteur du système. Dès la fin des années soixante, inspiré par Piaget et par la théorie d'une construction cognitive des connaissances, S. Papert a développé un langage informatique supposé donner la maîtrise de l'ordinateur à l'enfant. Dans les années quatre-vingts, Sh. Turkle, de son côté, a cherché à valoriser la relation psychologique, non seulement sous forme de dépendance à la manière des médias, mais interpersonnelle entre l'ordinateur et l'enfant. Plus près de nous, les études sur la représentation, entreprises par le consortium européen du même nom, dont l'INRP a la charge de la partie française, visent également à mettre l'accent sur l'importance du rôle de l'enfant dans la réussite d'une pédagogie prenant en compte les apports des nouvelles technologies de l'information et de la communication.

     C'est dans cet esprit que nous avons mené, notre première étude sur les représentations des NTIC chez les enfants d'une école primaire de la banlieue parisienne. Pour cela, nous nous sommes appuyés sur une analyse de l'évolution des différents cadres théoriques qui permet de postuler que l'enfant construit ses représentations dans une négociation entre d'une part ses acquis propres à travers les activités qu'il mène, et d'autre part, l'ensemble des représentations médiatisées tantôt par la famille, tantôt par l'école et tantôt par les médias.

     Concernant, par ailleurs, les relations propres de l'enfant avec l'ordinateur, l'élaboration de notre enquête a procédé d'une discussion critique des cadres d'apprentissage.

     On s'aperçoit, alors, qu'il y a un passage progressif des modèles béhavioristes de transmission des savoirs à des sujets inactifs vers des modèles constructivistes réhabilitant la place de l'individu au sein du processus d'apprentissage. Si, concernant les représentations, il est difficile de s'accorder à une définition commune (D. Jodelet, 1999), on admet néanmoins que les représentations se situent au coeur des relations de l'individu avec son environnement et participent au processus de formation de l'identité et de construction du réel.

     D'un autre côté, de Piaget à Vygotski, on attribue un rôle important aux relations de l'enfant avec les objets techniques dans la construction de soi. Comme le dit E. H. Erikson, (1972, p. 132) « Je suis ce que je peux apprendre à faire marcher ». On comprend, alors, l'intérêt d'une étude des représentations des nouvelles technologies de l'information et de la communication chez les enfants dans un contexte d'apprentissage (classe) non seulement en tant qu'indicateur du degré d'appropriation des nouvelles technologies, mais aussi en tant qu'elles nous éclairent sur le processus de la construction de l'identité et d'anticipation du monde dans lequel ils se préparent à entrer.

PROJET « REPRÉSENTATION » ET CONDUITE DE L'ENQUÊTE

     Les données de notre étude proviennent d'une enquête que nous avons menée dans le cadre du projet européen « Représentation » conduit par l'INRP et nous l'avons complétée par un questionnaire à l'attention des parents. Elle a été réalisée entre mai et juin 1999 auprès des enfants d'une classe de CM2 d'une école primaire en banlieue parisienne.

     Le projet « Représentation » [1] est une étude comparative portant sur différents pays européens et visant une meilleure connaissance des représentations relatives aux instruments informatiques, aux nouvelles technologies et à leurs usages, chez les élèves de l'école élémentaire. Différents organismes et laboratoires universitaires sont chargés de conduire les enquêtes aux Pays-Bas, en Grèce, en France, au Royaume-Uni, en Espagne et au Danemark. Le département Tecné de l'INRP, dirigé par G.-L. Baron, est chargé de la coordination de l'étude en France.

     Dans un premier temps, nous avons demandé aux enfants de dessiner un ordinateur en nommant les différentes parties, puis de rédiger un court texte répondant à la question « D'après toi, à quoi te sert un ordinateur ? » Ce travail a été réalisé en classe avec la collaboration de leur professeur.

Le terrain

     L'école où nous avons mené notre enquête se situe au centre-ville d'une ville de la banlieue parisienne, fréquentée par des enfants d'une classe socioprofessionnelle moyenne composée de cadres, de fonctionnaires, de professions libérales et de commerçants. L'école réunit 500 élèves de 6 à 11 ans répartis en 18 classes qui vont du CP au CM2. C'est une école sans problèmes spécifiques, plutôt de bon niveau puisque seuls 5 % des élèves redoublent une de leur classe.

     La classe de CM2 avec laquelle nous avons travaillé accueille 27 élèves. Comme dans les autres classes de l'école, les enfants sont regroupés par âge, ce qui correspond pour le CM2 à l'âge de 11 ans. Dans la répartition par genre, les filles dominaient largement dans la classe puisque sur les 27 enfants on ne compte que 9 garçons. La quasi-totalité des enfants (24 sur 27) disposaient d'un ordinateur à la maison ainsi que d'une console de jeu (22 sur 27). Cette petite différence dans l'équipement en consoles de jeu par rapport à l'ordinateur pouvant s'expliquer par la surpondération de l'élément féminin dans la composition de la classe [2].

     La profession des pères est à l'image des autres classes de l'école (CSP moyen). Les mères, aussi, dans leur grande majorité travaillent : 6 sur 27 se déclarent « sans profession », tandis que les autres ont des métiers appartenant dans le même CSP que les hommes avec une légère préférence pour le statut de fonctionnaire.

     Cette homogénéité de la population n'est certes pas représentative des élèves de la banlieue parisienne ou de la France, elle permet, en revanche, d'isoler le paramètre « possession de l'ordinateur » et d'éviter, justement, l'interférence de la condition sociale dans les réponses. Nous ne doutons pas qu'il peut avoir des grandes différences en fonction de la condition sociale, y compris parmi ceux qui possèdent un ordinateur. Mais, ce qui nous intéresse ici, c'est la culture informatique familiale que nous supposons plus développée dans les classes moyennes de par son accès, économiquement parlant, plus aisé aux nouvelles technologies.

     Dans le cadre scolaire, les élèves de notre classe disposaient en permanence dans leur salle de classe habituelle de trois Macintosh Performa, d'un PC 486, d'un Macintosh PPC, d'une imprimante et d'une tablette graphique. Un intégré et un logiciel de traitement de texte, ainsi que le nécessaire pour la navigation sur Internet et la création de pages Web équipent les ordinateurs. Différents cédéroms servent à la recherche documentaire.

     L'accès des enfants aux machines se fait après autorisation et sous la responsabilité de leur professeur. Les activités concernent le traitement de texte, la consultation des cédéroms, la navigation sur Internet et la création de pages Web. Associée à Internet nous trouvons la gestion des méls qui constitue une activité régulière. Enfin, la formation des enfants est en partie circonscrite à un cours réservé, et en partie diffuse dans l'ensemble des disciplines abordées dans la classe.

L'enquête

Les dessins

     Avec la coopération du professeur de la classe nous avons demandé aux enfants de dessiner un ordinateur, sans autres consignes que d'utiliser un crayon noir et de mettre des légendes sur les différentes parties de l'image. L'exercice s'est donc déroulé en remplacement d'un cours et en respectant la durée de celui-ci, soit 45 minutes.

     La première chose qu'on remarque quand on regarde l'ensemble des dessins est l'absence de tout élément humain. Respectant la consigne au plus près, les enfants ont dessiné un ordinateur ; différentes parties et périphériques sont identifiables et les légendes sont globalement satisfaisantes. Devait-on s'attendre à autre chose ? Nous avions déjà eu l'occasion lors de nos différents contacts avec la classe de remarquer que les élèves accordaient une importance certaine au respect des consignes. Peut-être cette discipline est obtenue au prix d'un esprit qui se laisse moins aller sur le terrain de l'imaginaire.

     Dans une autre classe où nous avons conduit le même type d'exercice dans le cadre du projet « Représentation », sans que la présence humaine sur les dessins soit flagrante, elle n'était pas non plus une exception. En même temps, la classe, constituée d'enfants issus en majorité de familles modestes, prenait quelques libertés avec nos consignes, comme par exemple employer la couleur au lieu du crayon noir.

     Autre élément immédiatement visible dans les dessins, ne serait-ce que parce que cela fait une grande tache grise sur le papier, c'est le remplissage de l'écran : seuls 5 des enfants ont « colorié » et encore moins (3) ont dessiné des éléments signifiants à l'intérieur de l'écran. 19 écrans restent désespérément vides. Si l'on s'intéresse aux trois cas qui ont dessiné quelque chose à l'intérieur de l'écran, on constate que concernant le nombre des légendes il se situe juste dans la moyenne : 7 légendes pour Pierre et Pierre C. et 8 légendes pour Ella.

     Ella est la seule avec Pierre à utiliser des labels qui renvoient à des objets informationnels et non pas matériels. Dans le dessin d'Ella on distingue clairement l'environnement Windows avec le menu « démarrer » en bas à gauche, les petites icônes pour le son et l'horloge en bas à droite, et les icônes/raccourcis alignées verticalement sur la gauche de l'écran. La disposition de Pierre, elle, fait penser à un écran Macintosh avec l'icône de disque dur en haut à droite et l'icône de la « poubelle » en bas à droite ; trois autres rectangles à gauche de l'écran font, par contre, penser aux icônes-raccourcis de Windows. Quant à Pierre C., lui, ne représente pas un écran éteint (gris) ni presque éteint (icônes du système d'exploitation), mais un écran - le seul - en activité où l'on peut distinguer un logiciel/jeu avec la zone création/action et la barre d'outils/objets.

     Concernant les autres aspects des dessins, nous pouvons remarquer qu'en majorité ils sont réalisés à la règle (15), ce qui leur donne un aspect rigide, et dénote, peut-être, le côté « appliqué », dont nous avons déjà fait état, de la classe. 7 dessins sont réalisés à main levée et 5 contiennent des éléments mixtes.

     La plupart des dessins (15/27) sont réalisés sans perspective, quatre mettent en perspective aussi bien l'écran que l'unité centrale et huit mettent en perspective l'un ou l'autre. Dans tous les cas, le point de fuite de la perspective se situe sur la partie gauche et souvent en bas de la feuille, ce qui, dans les cas les plus marqués, confère à l'écran une dimension magnifiée, monumentale et dominatrice. L'élément privilégié dans la mise en perspective est incontestablement l'écran : dans les dessins où un seul élément est mis en perspective nous trouvons un rapport de sept écrans en perspective pour une seule « tour ». Ce qui démontre la prééminence de l'écran dans le rapport mental de nos élèves avec l'ordinateur. Dans les dessins où l'ensemble des éléments est mis en perspective, on dénombre trois configurations « boîte à pizza » pour une tour.

     Ce qui est étonnant, c'est que la tour qui aurait pu donner, par sa verticalité, lieu à une construction monumentale, est rarement mise en perspective. On peut, ici, avancer quelques hypothèses. Même si, symboliquement, on peut dire que l'écran prolonge notre champ visuel, dans les faits il ferme notre horizon, notre perspective visuelle, car il se trouve exactement face à l'utilisateur. Cela serait de nature à provoquer un sentiment d'infériorité renforcé, chez les enfants, par la disposition matérielle du mobilier. D'un autre point de vue, l'enfant a l'impression d'être en interaction avec l'écran, tandis que la « tour » est un élément inerte qui de plus est souvent placé sur le côté, voire sous la table.

     Les choses se présentent différemment avec la configuration « boîte à pizza ». Ici, on peut noter une tendance au « rétrécissement » de l'unité centrale au point qu'elle se confond avec le support de l'écran. Mais, nous nous abstenons de tirer une quelconque interprétation dans la mesure où les enfants auraient pu s'inspirer des modèles présents en classe (3 des 5 ordinateurs sont des Macintosh Performa 400 dont l'unité centrale est extrêmement plate). Cela dit, en étudiant le label « unité centrale », on remarque que la « tour » est plus facilement identifiable comme étant l'unité centrale que la « boîte à pizza » : sur 14 « tours » nous avons 11 étiquettes « unité centrale » contre seulement 6 étiquettes pour les 14 « boîte à pizza ».

     Autre élément que nous relevons dans l'étude de la perspective, c'est que les dessins mis entièrement en perspective sont, aussi, ceux dont le nombre des labels se situe dans le bas de la fourchette. Ils comportent de 4 à 6 labels dans une fourchette qui va de 3 à 10 labels, exception faite du dessin de Benjamin qui, lui, bat le record avec 16 étiquettes. Caractéristique commune de ces dessins, ils sont aussi limités à la représentation des éléments de base de l'ordinateur (clavier, écran, souris, unité centrale), un peu comme si la recherche d'un réalisme ou l'esthétisation du dessin se faisaient au détriment de sa complétude ; aucun, par exemple, ne fait figurer l'imprimante.

     Il est évident que les pièces qui composent l'ordinateur se limitent, dans l'esprit des enfants, aux objets incontournables pour sa mise en oeuvre. Les périphériques, qui sont sollicités seulement occasionnellement, ont tendance à être oubliés. S'il y a encore 8 dessins sur 27 à figurer une imprimante, un seul mentionne le modem, un autre le microphone et deux le stylet graphique. On aurait pu s'attendre à ce que les enceintes occupent une meilleure place se rapprochant à celle de l'écran. Il est probable que leur sous-utilisation dans les activités de la classe - traitement de texte, navigation Internet, recherche documentaire - en fait un périphérique auxiliaire sollicité seulement par quelques cédéroms sonorisés : seuls trois dessins contiennent des enceintes. En revanche le moniteur, le clavier et la souris sont partout présents.

     Tout cela est bien normal puisqu'on aurait du mal à imaginer un ordinateur sans écran ou sans clavier. Du coup notre attention va se porter sur quelques « bizarreries », mais bien révélatrices. Par exemple, la souris est souvent indissociable de son tapis : 19 dessins sur 27. Et si la souris est toujours reliée quelque part (surtout au clavier et à l'écran), les enfants sont partagés sur la nécessité de câbler les autres éléments ; seulement 10 dessins câblés sur 27. Ce sont surtout les divers boutons et autres voyants qui ornent l'unité centrale, le clavier ou l'écran qui attirent l'attention des jeunes élèves. Seuls 3 se satisfont du seul bouton « marche/arrêt » ; tous les autres s'adonnent avec plaisir à décorer les machines avec plusieurs boutons de commande. De même, le clavier est représenté avec force détails : 24 dessins sur 27 dessinent les touches et dans la moitié de ceux-là (17) on peut distinguer clairement le pavé numérique du reste des touches.

     On voit, donc, que plusieurs raisons servent de support à l'orientation de l'attention des enfants que nous pouvons classer en trois catégories. En premier lieu, le volume physique qui structure l'espace (écran, unité centrale) ; deuxièmement, les interfaces de contact (clavier, souris, lecteur) et enfin, le degré d'intrigue de certains objets dont l'explication n'est pas à portée (bouton, voyants, touches spéciales).

     Ces conclusions sont confortées par l'étude des légendes que les enfants ont été invités à apposer sur leurs dessins. L'écran, pour lequel quelques enfants préfèrent le terme plus technique de « moniteur », le clavier et la souris sont présents dans les labels de presque tous les dessins. L'unité centrale est un peu plus problématique dans la nomination : quelque fois elle est délaissée au profit du mot générique « ordinateur » ou celui plus spécifique de « disque dur », et quelque fois on hésite entre l'appellation « tour » ou « unité centrale » ; on règle alors le problème en mettant les deux noms côte à côte. Le disque dur résiste, lui aussi, à une représentation précise, bien que les enfants s'aventurent à le mentionner. Si quelques-uns indiquent juste son emplacement, sans matérialisation graphique, à l'intérieur de la « tour », d'autres le situent à l'arrière de l'écran.

     Quant aux lecteurs de mémoire amovible, les enfants citent d'abord le lecteur de disquettes (17) devant le lecteur de cédéroms (13), mais ils sont relativement nombreux à citer également le Zip (7). Comme on pouvait s'y attendre, l'étiquetage des périphériques secondaires est quasi inexistant, exception faite de l'imprimante qui était présente sur 8 dessins. Par contre, le tapis de la souris, bien que présent sur un bon nombre des dessins, est complètement délaissé au moment de l'étiquetage (5 étiquettes sur 19 tapis dessinés). En revanche, les boutons et les touches du clavier jouissent d'une meilleure attention, et ce qui confirme notre hypothèse d'« objets intrigants », sont l'objet d'un véritable effort d'explication ; ils deviennent alors des « touches pour allumer l'écran », de « régleur pour le moniteur », de « volume de démarrage », des voyants « infrarouges » ou encore littéralement « cette touche sert à ouvrir et à fermer l'ordinateur ».

Les textes

     À la question « à quoi te sert un ordinateur ? » les enfants répondent massivement (22/27) « à jouer » ; viennent ensuite les activités autour du « texte » et les fonctions de « recherche » (15/27), puis ce qui a un rapport avec « Internet » (12/27), et enfin « travailler » (10/27). Les autres activités, comme par exemple dessiner, écrire, lire, arrivent bien loin derrière et de façon plus dispersée.

     C'est, donc, sans surprise que nous retrouvons l'incontournable référence au jeu et, ensuite, les références marquées par les activités menées en classe. Une lecture verticale des textes, c'est-à-dire en nous penchant sur les articulations et sur la manière dont certains mots clés sont employés dans les textes, est beaucoup plus instructive. Ainsi, si à la référence « Internet » on rattache les notions de mél, de navigation ou de site, Internet devient tout aussi présent que le jeu avec 21 citations. Il en va de même pour le « texte » qui totalise 20 citations, si on y rattache les références de « traitement » et d'« écriture ». Cela dit, concernant le « texte », ce qui domine est la fonction « taper » (9) devant la fonction « écrire » (6), et ce bien loin de la fonction de « traitement » (3) ou de « lire » (2).

     On retrouve, ici, nos observations sur les représentations graphiques (les dessins), où les caractéristiques physiques de l'ordinateur prédominent sur les caractéristiques fonctionnelles. Est-ce dû à l'âge des enfants - on ne peut pas leur demander à 11 ans d'avoir une pensée abstraite - ou y aurait-il aussi une faille dans leur initiation à l'informatique ? Si, comme on vient de le dire à propos du « texte », ils s'attachent en priorité à l'activité physique, l'objet de leur transaction avec l'ordinateur ne leur échappe pas pour autant, qu'il s'agisse du « texte » ou du « jeu » ou encore du « message ». En revanche, ce qui, dans le langage des initiés, est établi comme étant la matière première de l'ordinateur à savoir l'« information » est, dans notre enquête, absent du vocabulaire des enfants. Sachant aussi que les enfants sont fortement influencés par les activités menées en classe et par le vocabulaire employé par leur enseignant, on peut supposer que l'effort pédagogique est porté davantage sur l'exécution des tâches que sur l'explication-démystification du fonctionnement de l'ordinateur.

     La même focalisation peut aussi être détectée à propos du « réseau » ; alors même que, comme on l'a vu, les activités en rapport avec Internet sont parmi les plus présentes. Il est pourtant remarquable de constater que la notion de « réseau » n'est pas aussi abstraite au niveau des enfants qu'on pouvait le craindre, puisque cette notion est très claire dans l'esprit, par exemple, de Guillaume qui est l'auteur de l'unique texte où il est écrit « jouer en réseau ». Le réseau, ici, indique une manière et ne se confond pas avec un objet matériel, ni avec Internet.

     Il est vrai que Guillaume est un cas particulier, pas tant par son origine sociale (père : ingénieur agronome/fonctionnaire, mère : institutrice), que par la qualité et l'intensité de son environnement informatique familial - où le premier ordinateur a fait son introduction en 1985 - qui concurrence bien l'environnement scolaire. Dans sa maison, il y a 3 ordinateurs, dont un qui lui revient en propre, depuis que son père a renouvelé le sien. Bien sûr, il ne dispose pas d'accès à Internet sur son ordinateur mais, moyennant autorisation, il peut utiliser celui de son père. Il en résulte, chez Guillaume, une représentation très évoluée et bien équilibrée de l'ordinateur. Son texte est tout orienté vers les fonctions et les activités plutôt que sur les objets, et même le traitement de texte devient ici une activité et non pas un logiciel. Tout cela est en accord avec son dessin qui est très équilibré, et bien que très complet - il est le seul à mentionner un modem et le seul à indiquer correctement un disque dur à l'intérieur de la tour -, il ne contient pas de détails superflus. De surcroît, Guillaume fait partie des bons élèves de la classe.

     À l'opposé, Thibault semble avoir quelques difficultés dans la classe et, selon son professeur, il serait un enfant gâté. Cela ne l'empêche pas d'être très terre à terre et de nous présenter son père, cadre commercial dans une compagnie pétrolière, comme étant vendeur de fuel, et sa mère, directrice de ressources humaines dans un groupe de produits culturels et de loisirs, comme vendeuse de disques. C'est vrai aussi que dans le questionnaire que nous avons adressé aux parents - rempli, d'après le style d'écriture, d'abord par lui et complété par sa mère - ses parents disent avoir acheté l'ordinateur pour leur enfant. Mais, Thibault n'est pas pour autant en mesure de nous citer la marque de celui-ci. Il cite, par contre, spontanément les jeux/cédéroms qu'il possède : FIFA 99, Tomb Raider et termine la liste avec trois points de suspension que sa mère juge utile de compléter par Adi-Adibou (logiciel d'accompagnement scolaire) et par le logiciel d'apprentissage d'anglais.

     Le dessin de Thibault, minimaliste, se satisfait de quelques traits qui permettent de figurer l'ordinateur. D'ailleurs, l'ordinateur n'est pas ce qui est au centre des préoccupations de Thibault, mais plutôt les logiciels-objets avec lesquels il peut exécuter les tâches, comme par exemple « taper des textes », « jouer à FIFA 99 » ou « faire des recherches grâce à Hachette ».

     Entre les deux garçons, une fille, Hélèna, nous propose une représentation qu'on pourrait qualifier comme étant plus proche du modèle scolaire. L'ordinateur sert « à jouer et travailler », les cédéroms et les disquettes « pour s'amuser et s'instruire ». De toute façon, il nous « aide beaucoup pour le travail ».

     En conformité avec son dessin, son texte nous décrit les activités structurées autour de l'ensemble écran-clavier et allant vers les périphériques, imprimante ou Internet. Mais, si les verbes pour décrire les activités sont variés, Hélèna nous apprend peu sur le contenu réel, et l'attention est beaucoup plus portée sur la description analytique du matériel.

     Il y a comme un décalage entre les croyances sur les possibilités de l'ordinateur et la réalité vécue d'Hélèna concernant l'activité informatique : rien dans son texte ne nous renseigne sur le comment l'ordinateur peut nous « aider au travail » ou contribuer à notre amusement. Par contre, elle nous explique bien que « on peut imprimer des textes avec l'imprimante et les taper avec le clavier qui est composé de touches ». Comme quoi la bonne compréhension de la configuration matérielle d'un poste de travail informatique - et le dessin d'Hélèna est parfait de ce point de vue - n'implique pas forcément la compréhension des concepts qui sont, eux, d'ordre idéologique.

CONCLUSION

     Il se crée ainsi une dichotomie sans articulation consciente entre l'expérience vécue et les caractéristiques attribuées à l'ordinateur. Les enfants que nous avons observés sont davantage préoccupés par la maîtrise de la machine et la compréhension de son fonctionnement tout en croyant fortement que l'ordinateur peut nous aider à mieux travailler, mieux apprendre, mieux communiquer et s'amuser sans pour autant être capables de nous expliquer comment on pourrait y parvenir. Ce décalage illustre, à notre avis, la difficulté de l'enseignement à expliquer la richesse des activités et des avantages qu'on peut tirer d'un bon usage de l'ordinateur, autrement qu'en se conformant à un discours dérivé des campagnes politiques, médiatiques et publicitaires qui viennent disputer la primauté aux croyances des parents et des enseignants.

     Il serait dès lors intéressant d'observer l'activité informatique des enfants hors de l'école et, notamment, à leur domicile. Avec des pratiques qui vont croissant, quelles perspectives de socialisation offre l'école aux savoirs-faire acquis en milieu familial et quelle alternative à l'attitude consumériste face aux NTIC ?

Efthalia Giannoula
Doctorante, Université Paris V
INRP/Tecné

Paru dans la  Revue de l'EPI  n° 100 de décembre 2000.
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NOTES

[1] Les rapports intermédiaires du projet sont consultables à l'INRP, voir Bibliographie, et aussi sur le site Web, http://hermes.iacm.forth.gr/html/del_a01.html.

[2] Jouët et Pasquier dans leur enquête « Les jeunes et l'écran » avaient aussi remarqué que s'il n'y a pas de différence entre garçons et filles concernant l'équipement informatique, les filles sont moins bien équipées en consoles de jeu, et en général, leurs chambres sont moins équipées en écrans que celles des garçons, de même que leurs ordinateurs sont plus rarement dotés d'un lecteur de cédérom ou d'un modem. Par contre, on y trouve davantage des chaînes hi-fi et des livres. Ainsi, elles sont moins nombreuses que les garçons à jouer aux jeux-vidéo (1 sur 2 contre 3 sur 4), mais aussi moins souvent et moins longtemps, qu'il s'agisse de la console ou de l'ordinateur.

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